L'écart
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Fid-ho LAKHA
Dolo Tarras
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L'écart
Dans la poubelle, une boule de papier froissé attire l'attention de Marion. Elle devrait se contenter de vider la corbeille, comme d'habitude, comme tous les jours de ménage dans la banque. Seulement aujourd'hui, un peu lasse de la monotonie de son travail, elle s'octroie le privilège d'un écart. Elle sait qu'il ne s'agit pas d'un document bancaire quelconque, elle le sent. Elle prend la feuille et la déplie soigneusement pour ne pas la déchirer. Elle découvre une belle écriture manuscrite dont les pleins et déliés attisent sa curiosité. À cette heure-ci, elle est seule dans l'établissement. Sans aucune inquiétude, elle commence sa lecture.
« Dans le ciel, quelques nuages s'étirent tandis que le rose du soir monte lentement. L'été s'évapore doucement et septembre s'installe avec ses odeurs et couleurs. Voici venir le temps de la cueillette des fruits enfin mûrs, des champignons et des vendanges. L'on a rangé les valises et ressorti les cartables. Ce matin, Alexandre a repris le chemin de l'école. »
Ces premières lignes laissent songeuse Marion. Elle ferme les yeux pour mieux s'imprégner de l'automne avec sa danse des tons dorés, bruns et orangés, sans oublier les rouges et les pourpres. Après ces quelques secondes d'évasion, elle attaque le deuxième paragraphe pour découvrir la suite.
« Sur le trajet du retour au logis, Alexandre fredonne une comptine. Il lui tarde de rejoindre les siens après cette première journée de classe. Dans l'allée, ses pas pressés écrasent le gravier. D'une allure rapide, il escalade les marches du perron. Dans le vestibule, il dépose sa sacoche sur le meuble et accroche son blouson au portemanteau. Il s'apprête à signaler sa présence quand lui parviennent des éclats de voix. Surpris par l'intonation assez vive, il se demande ce qu'il se passe dans la maison, si calme d'habitude. L'agitation semble venir de la salle à manger. Il s'en approche, plaque son oreille sur la porte close. Les mots se brisent sur le bois. D'après le timbre, il lui semble que deux femmes s'affrontent. L'une d'elles lui paraît étrangère. »
Le renversement dans la narration surprend Marion et ce raffut derrière la porte la chiffonne tout autant qu'Alexandre. Elle se précipite sur la troisième partie de l'écrit pour en savoir davantage.
« Dans le couloir, Alexandre essaie de capter le sens de l'échange. À l'instant, plus de paroles, seulement des petits bruits qui claquent. Il pense bien regarder par le trou de la serrure, mais se ravise se rappelant que ce ne sont pas de belles manières. Le dialogue reprend et Alexandre écoute avec grande attention. Des mots terribles traversent la porte. Lorsqu'il entend « tirez donc, qu'attendez-vous ? », il s'empanique. S'il se laisse submerger par ses émotions, il se sait fichu. Pas le moment d'avoir son « dedans dehors ». Sans perdre une seconde de plus, il retourne sa peur peau à l'envers, prêt à braver la diablesse qui tyrannise de l'autre côté du mur. »
Marion en frissonne. Et si Alexandre est un enfant, elle craint le pire, pressent un dénouement tragique à cette histoire inachevée. La voici dépitée, frustrée, cherchant tous les adjectifs possibles pour qualifier sa déception. C'est qu'elle s'est prise au jeu ! Comme elle prendrait son plumeau, elle attrape un stylo sur le bureau et s'installe confortablement, bien décidée à conclure l'intrigue à sa guise. Son imagination monte et elle se met à gratter le papier. Elle appose le point final quand la nuit tombe. Il lui reste peu de temps avant la ronde de Jacques, le veilleur de nuit. En deux temps, trois mouvements, elle exécute son job en bonne technicienne. Et roule le chariot, valse la blouse. Marion range la panoplie de son travail et quitte les lieux à la sauvette. Lessivée, rincée, elle n'aspire plus qu'à se glisser sous la couette.
Au petit matin, à peine saute-t-elle du lit que le téléphone sonne. La directrice de la banque désire s'entretenir avec elle, dans la matinée, entre deux rendez-vous. Elle avale son petit-déjeuner et se prépare pour se rendre, illico presto, à cette entrevue inattendue.
Lorsque Marion franchit le seuil de la porte du bureau de madame Simon, elle remarque tout de suite le papier fripé tenu en main. Marion lui adresse un sourire pour déguiser sa gêne, tente même un confiteor, mais trop tard, la responsable déclame sa prose improvisée la veille.
« L'irruption à grand fracas d'Alexandre désarçonne la cruelle et la belle. Le sifflet coupé, sa femme et une inconnue le regardent d'un air médusé. Alexandre, lui, balaie des yeux la pièce, à la recherche d'une arme. Aucune en vue, seulement un tas de draps bien pliés et rangés dans une panière. Devant l'excitation inhabituelle d'Alexandre, son épouse s'empresse de mettre fin à cette scène ubuesque. Elle lui présente leur nouvelle voisine rencontrée à l'atelier théâtre du quartier. Pendant la séance de pliage du linge, les deux femmes ont répété leurs répliques plus ou moins sympathiques. Alexandre en reste baba. Soulagé, il se fend d'un soupir aux répercussions de sa mauvaise interprétation. Il se confond en excuses. Si ses élèves le voyaient dans cette mauvaise posture ! Mais le ridicule ne tue pas et tout est bien qui finit bien... »
— Alors, Marion, vous reconnaissez votre petit délit ?
— Oh, Madame, ce n'est pas...
— La caméra, Marion, la caméra !
— Elle fonctionnait ?
— Bien sûr ! Jacques, le veilleur de nuit, m'a appelée pour visionner l'enregistrement de la bande. Je vous avoue avoir ri de vos mimiques et encore plus en découvrant la suite de mon histoire abandonnée par manque d'inspiration.
— Vous n'êtes pas fâchée ?
— Non et votre imagination me plaît. Toutefois, le devoir m'oblige à vous avertir. Dorénavant, videz les poubelles sans les fouiller.
— Je comprends.
— Gardez l'écrit en souvenir et disparaissez. J'ai du travail.
Marion salue la directrice et se dirige vers la sortie. Elle entend un zip, un froufrou et un paf pouf. Elle se retourne et voit madame Simon refermer son sac à main. Elle a hâte de faire le ménage ce soir.
« Dans le ciel, quelques nuages s'étirent tandis que le rose du soir monte lentement. L'été s'évapore doucement et septembre s'installe avec ses odeurs et couleurs. Voici venir le temps de la cueillette des fruits enfin mûrs, des champignons et des vendanges. L'on a rangé les valises et ressorti les cartables. Ce matin, Alexandre a repris le chemin de l'école. »
Ces premières lignes laissent songeuse Marion. Elle ferme les yeux pour mieux s'imprégner de l'automne avec sa danse des tons dorés, bruns et orangés, sans oublier les rouges et les pourpres. Après ces quelques secondes d'évasion, elle attaque le deuxième paragraphe pour découvrir la suite.
« Sur le trajet du retour au logis, Alexandre fredonne une comptine. Il lui tarde de rejoindre les siens après cette première journée de classe. Dans l'allée, ses pas pressés écrasent le gravier. D'une allure rapide, il escalade les marches du perron. Dans le vestibule, il dépose sa sacoche sur le meuble et accroche son blouson au portemanteau. Il s'apprête à signaler sa présence quand lui parviennent des éclats de voix. Surpris par l'intonation assez vive, il se demande ce qu'il se passe dans la maison, si calme d'habitude. L'agitation semble venir de la salle à manger. Il s'en approche, plaque son oreille sur la porte close. Les mots se brisent sur le bois. D'après le timbre, il lui semble que deux femmes s'affrontent. L'une d'elles lui paraît étrangère. »
Le renversement dans la narration surprend Marion et ce raffut derrière la porte la chiffonne tout autant qu'Alexandre. Elle se précipite sur la troisième partie de l'écrit pour en savoir davantage.
« Dans le couloir, Alexandre essaie de capter le sens de l'échange. À l'instant, plus de paroles, seulement des petits bruits qui claquent. Il pense bien regarder par le trou de la serrure, mais se ravise se rappelant que ce ne sont pas de belles manières. Le dialogue reprend et Alexandre écoute avec grande attention. Des mots terribles traversent la porte. Lorsqu'il entend « tirez donc, qu'attendez-vous ? », il s'empanique. S'il se laisse submerger par ses émotions, il se sait fichu. Pas le moment d'avoir son « dedans dehors ». Sans perdre une seconde de plus, il retourne sa peur peau à l'envers, prêt à braver la diablesse qui tyrannise de l'autre côté du mur. »
Marion en frissonne. Et si Alexandre est un enfant, elle craint le pire, pressent un dénouement tragique à cette histoire inachevée. La voici dépitée, frustrée, cherchant tous les adjectifs possibles pour qualifier sa déception. C'est qu'elle s'est prise au jeu ! Comme elle prendrait son plumeau, elle attrape un stylo sur le bureau et s'installe confortablement, bien décidée à conclure l'intrigue à sa guise. Son imagination monte et elle se met à gratter le papier. Elle appose le point final quand la nuit tombe. Il lui reste peu de temps avant la ronde de Jacques, le veilleur de nuit. En deux temps, trois mouvements, elle exécute son job en bonne technicienne. Et roule le chariot, valse la blouse. Marion range la panoplie de son travail et quitte les lieux à la sauvette. Lessivée, rincée, elle n'aspire plus qu'à se glisser sous la couette.
Au petit matin, à peine saute-t-elle du lit que le téléphone sonne. La directrice de la banque désire s'entretenir avec elle, dans la matinée, entre deux rendez-vous. Elle avale son petit-déjeuner et se prépare pour se rendre, illico presto, à cette entrevue inattendue.
Lorsque Marion franchit le seuil de la porte du bureau de madame Simon, elle remarque tout de suite le papier fripé tenu en main. Marion lui adresse un sourire pour déguiser sa gêne, tente même un confiteor, mais trop tard, la responsable déclame sa prose improvisée la veille.
« L'irruption à grand fracas d'Alexandre désarçonne la cruelle et la belle. Le sifflet coupé, sa femme et une inconnue le regardent d'un air médusé. Alexandre, lui, balaie des yeux la pièce, à la recherche d'une arme. Aucune en vue, seulement un tas de draps bien pliés et rangés dans une panière. Devant l'excitation inhabituelle d'Alexandre, son épouse s'empresse de mettre fin à cette scène ubuesque. Elle lui présente leur nouvelle voisine rencontrée à l'atelier théâtre du quartier. Pendant la séance de pliage du linge, les deux femmes ont répété leurs répliques plus ou moins sympathiques. Alexandre en reste baba. Soulagé, il se fend d'un soupir aux répercussions de sa mauvaise interprétation. Il se confond en excuses. Si ses élèves le voyaient dans cette mauvaise posture ! Mais le ridicule ne tue pas et tout est bien qui finit bien... »
— Alors, Marion, vous reconnaissez votre petit délit ?
— Oh, Madame, ce n'est pas...
— La caméra, Marion, la caméra !
— Elle fonctionnait ?
— Bien sûr ! Jacques, le veilleur de nuit, m'a appelée pour visionner l'enregistrement de la bande. Je vous avoue avoir ri de vos mimiques et encore plus en découvrant la suite de mon histoire abandonnée par manque d'inspiration.
— Vous n'êtes pas fâchée ?
— Non et votre imagination me plaît. Toutefois, le devoir m'oblige à vous avertir. Dorénavant, videz les poubelles sans les fouiller.
— Je comprends.
— Gardez l'écrit en souvenir et disparaissez. J'ai du travail.
Marion salue la directrice et se dirige vers la sortie. Elle entend un zip, un froufrou et un paf pouf. Elle se retourne et voit madame Simon refermer son sac à main. Elle a hâte de faire le ménage ce soir.
Dolo Tarras- Messages : 181
Date d'inscription : 06/08/2024
Lix, Phil BOTTLE, Jean Paul, Fid-ho LAKHA, Tinouch et Titi aiment ce message
Re: L'écart
Ah ah ah! Bien envolée , l’histoire et bien menée, l’intrigue! Une idée originale!
Fid-ho LAKHA- Messages : 492
Date d'inscription : 07/08/2024
Dolo Tarras aime ce message
Re: L'écart
J'ai beaucoup aimé. J'ai découvert l'expression "dedans dehors".
Jean Paul- Messages : 189
Date d'inscription : 06/08/2024
Dolo Tarras aime ce message
Re: L'écart
Ha ha mais oui, le "tirez-donc" pour que les draps soient lissés puis bien pliés !
Lix- Messages : 924
Date d'inscription : 05/08/2024
Dolo Tarras et Fid-ho LAKHA aiment ce message
Re: L'écart
A retenir aussi « il s’empanique », « la peur, peau à l’envers »…, très imagés ! Dolo, future académicienne, spécialiste dans la création de vocabulaire !
Fid-ho LAKHA- Messages : 492
Date d'inscription : 07/08/2024
Dolo Tarras aime ce message
Re: L'écart
Jean Paul a écrit:J'ai beaucoup aimé. J'ai découvert l'expression "dedans dehors".
Merci !
Je l'aime bien cette expression...
Dolo Tarras- Messages : 181
Date d'inscription : 06/08/2024
Re: L'écart
Lix a écrit:Ha ha mais oui, le "tirez-donc" pour que les draps soient lissés puis bien pliés !
C'est exactement cela ! Mais tirez-donc...
Dolo Tarras- Messages : 181
Date d'inscription : 06/08/2024
Re: L'écart
Dolo Tarras a écrit:Jean Paul a écrit:J'ai beaucoup aimé. J'ai découvert l'expression "dedans dehors".
Merci !
Je l'aime bien cette expression...
Ouiiii! Il y avait aussi l’expression « mon dedans » dans « une fois dans ma vie »…
Fid-ho LAKHA- Messages : 492
Date d'inscription : 07/08/2024
Re: L'écart
Fid-ho LAKHA a écrit:A retenir aussi « il s’empanique », « la peur, peau à l’envers »…, très imagés ! Dolo, future académicienne, spécialiste dans la création de vocabulaire !
Ce n'est pas de moi. Ces tournures, je les ai lues et notées, mais dans quel(s) livre(s) ? Il existe même une chanson avec le mot empanique. Oublié le titre.
Boris Vian aimait bien inventer des mots, mais ce n'est pas de lui.
Dolo Tarras- Messages : 181
Date d'inscription : 06/08/2024
Re: L'écart
Fid-ho LAKHA a écrit:Dolo Tarras a écrit:Jean Paul a écrit:J'ai beaucoup aimé. J'ai découvert l'expression "dedans dehors".
Merci !
Je l'aime bien cette expression...
Ouiiii! Il y avait aussi l’expression « mon dedans » dans « une fois dans ma vie »…
Exact, j'en use et en abuse
Dolo Tarras- Messages : 181
Date d'inscription : 06/08/2024
Re: L'écart
Moralité, les broyeurs de documents ne sont pas faits que pour les ' top secret'...
Phil BOTTLE- Messages : 334
Date d'inscription : 06/08/2024
Age : 69
Localisation : Au pays des vents
Jean Paul aime ce message
Re: L'écart
J’ai adoré : elle entend un zip, un froufrou et un paf pouf.
Titi- Messages : 176
Date d'inscription : 08/08/2024
Localisation : Perpignan
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