La cabane de la clairière
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment :
Code promo Nike : -25% dès 50€ ...
Voir le deal

Les Kouriles (1)

Aller en bas

Les Kouriles (1) Empty Les Kouriles (1)

Message par Admin 15.10.24 19:06

1/ Au nord de l'île japonaise d'Hokkaido se déploient les Kouriles, un chapelet d'îles qui rejoint la péninsule du Kamtchatka, à l'extrême nord-est de la Russie. Elles barrent la route à l'océan Pacifique, le séparant de la mer d'Okhotsk qu'il voudrait avaler avec la Sakhaline, avant d'engloutir toute la Sibérie. A peu près au centre de l'archipel se trouve l'île de Sarytchevo. Il y a un volcan et une petite ville qui tous portent le même nom, Sarytchevo. Je ne sais pas ce que Sarytchevo veut dire, ni même si cela a une signification. Peut-être Sarytchev est-il le nom d'un ancien héros bolchevik, auquel cas tout a dû changer de nom, la carte que j'ai consultée n'est pas toute récente. Leningrad, Stalingrad ne sont plus dans l'air du temps, même Gorki n'a plus cours alors peut-être bien que Sarytchevo non plus. Je ne sais rien de cet endroit, j'aime juste son nom à l'exotisme obsolète et froid.


D'après la carte, c'est une petite île sans forme particulière, d'une douzaine de kilomètres de long sur cinq ou six de large. Il ne doit pas y avoir grand monde dessus, mais cette ville de Sarytchevo est bien mentionnée, alors elle doit bien compter quelque habitant. Une petite vieille que j'imaginais avant de débarquer ici, avec son vieux fichu noir et sa blouse bleu sombre qui tombe sur ses bas à varices, souriante de la seule dent qu'il lui reste, souriante de son sort, peut-être a-t-elle été déportée d'Ukraine ou de Biélorussie sous la terreur stalinienne, peut-être est-elle née ici et n'a jamais vu la côte de Simouchi, l'île voisine, alors Vladivostok, vous pensez... Elle entre comme un fantôme dans sa maison à l'architecture improbable, une grande fenêtre sans volets et une porte de fer rouillé au milieu des tôles grises qui recouvrent les murs, des murs qui grincent au vent, on les entend plus qu'on ne les voit. Un vieux emmitouflé de noir, la moustache gelée de stalactites protégeant une cigarette de contrebande, est assis sur un baril métallique coupé en deux qui fait office semble-t-il de banc public. Sa respiration forme dans l'air froid une brume suspendue, presque solide, et l'on a peur qu'elle tombe, comme si la nicotine et le dioxyde de carbone étaient de trop dans l'air pur et froid, on a peur qu'elle se fracasse comme du cristal sur le bitume recouvert de la boue neigeuse qui tapisse sans grâce la rue principale de Sarytchevo, et qu'elle brise l'atonie des maisons qui grincent et du murmure du vent.

Seule la rue principale fut d'ailleurs bitumée un jour, mais il ne reste que nids de poules et craquelures déposées ça et là, au hasard, années après années. Qu'elle soit principale ne l'empêche pas d'être déserte. La vieille édentée prépare sûrement maintenant une soupe avec les maigres légumes qui dépassaient de son cabas, d'où viennent-elles ces betteraves et ces pommes de terre, je n'ai pas vu à proximité l'attroupement qu'un marché provoquerait, et la vieille est trop vieille pour arracher ces racines à la terre dure d'un quelconque lopin. Elle est doucement affairée près d'un vieux poêle à bois qui réchauffe du mieux qu'il peut ce qu'il reste à réchauffer dans la pièce unique. Le vieux a quitté son baril, il s'est volatilisé, il doit y avoir de la vodka frelatée qui l'attend sur la table du petit salon de sa maison, qui grince, comme celle de la vieille, comme les autres.

La vieille à sa soupe, le vieux à sa vodka, la rue est maintenant débarrassée de toute vie, même chancelante et fatiguée. Même chancelants et fatigués, les vieux donnaient à la rue une réalité, une existence propre. Maintenant qu'ils sont rentrés, cette rue n'est plus réelle, elle est d'un autre monde, j'y suis sans y être, je pourrais être ailleurs mais je suis ici, dans cette rue qui grince, balayée par les vents du Pacifique Nord, et c'est très bien ainsi. Je n'ai jamais vu Simouchi, l'île voisine, alors Vladivostok, tu penses... J'ai oublié l'histoire et la géographie, le passé et l'avenir. Je suis la petite vieille, souriante, sans histoire, sans histoires. Oublier l'avenir...

On sort vite de Sarytchevo, sans s'en apercevoir. C'est le hululement du vent qui vous avertit. Il n'est plus accompagné du grincement des maisons de tôles... Il vous prévient... tu sors du monde dit-il, comme si son acharnement à faire couiner ces pauvres bâtisses ne servait qu'à vous retenir à la dernière d'entre elles. Si vous ne l'écoutez pas, vous entrez dans son domaine... et le lien qui vous retient les pieds sur la terre ferme, il pourrait bien le briser. Je continue donc, tout droit vers la côte.

Je pensais apercevoir quelques bateaux de pêche ronronnant en mer, un dock où des marins russes déchargeraient des cargaisons d'énormes poissons, une mince et courageuse jetée en bois qui s'avancerait fièrement vers l'océan sans fin, mais, aussi loin que mon regard pouvait porter, je n'ai rien vu de tout ça. Le petit port doit être blotti de l'autre côté de l'île, à l'abri du Pacifique affamé. Ici il n'y a rien d'autre que les herbes hautes qui ondulent, l'eau sombre qui ondule, et le vent, le vent qui maintient ce mouvement perpétuel en vie.

Japonais et Russes se sont disputés ces îles sauvages durant des décennies. Quelle richesse espéraient-ils y trouver ? Une grande puissance, militaire ou commerciale, ne s'intéresse pas au vent, ni au mouvement perpétuel des herbes hautes et des vagues. Que cherchaient-ils ? Et moi, pourquoi suis-je ici ? Je m'y suis rendu, je crois, pour me constituer prisonnier. Prisonnier de l'eau qui entoure tout et oblige à rebrousser chemin, où que l'on aille. Prisonnier de la terre qui ne sachant pas où aller ne va nulle part. Prisonnier du temps, menotté de force au présent, au présent perpétuel, au présent permanent, au présent qui refuse tout passé et tout futur. Voilà où je voulais être, prisonnier de tout, et l'esprit plus libre que l'air. Je m'y suis rendu pour ne pas avoir à attendre, car il n'y a rien à attendre. Il me faudra apprendre à vivre ainsi, dans le présent perpétuel, apprendre à pêcher avec les marins russes, apprendre à faire la soupe avec la vieille à la dent solitaire, apprendre à supporter le tord-boyaux du vieux au mégot. Apprendre à oublier les souvenirs et les avenirs. C'est pour cela que je suis venu à Sarytchevo.
Admin
Admin
Admin

Messages : 57
Date d'inscription : 05/08/2024

https://lacabanedelaclairier.forumactif.com

Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut

- Sujets similaires

 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum