Cabotine, la rivière
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Cabotine, la rivière
Une histoire a coulé au fil de l’eau. L’histoire d’un clown qui hantait Cabotine, la rivière.
Cabotine, la rivière, faisait son cirque.
C’est tout ce qu’elle avait trouvé pour amuser la galerie. Les pêcheurs, aux premières loges, exposés à la vision, applaudissaient parfois, un sourire béat sur les lèvres. Ils appartenaient à l’armée des convaincus. La guerre à gagner était celle du fantasme. Les truites ondulaient de la queue sur la piste où, la nuit, se reflétaient les étoiles. Les insomniaques et les somnambules jouaient les acrobates en ricochant tels des galets sur les rochers affleurant et qui s’alignaient pour former le plus improbable des ponts. Les maladroits se vautraient, la tête la première, puis rentraient chez eux, des paillettes dorées ornant leurs chevelures.
Mais il y avait toujours un orage pour gâcher la fête, véritable piège à cons. La crue, si subite, emportait ses proies en moins de dix minutes. Longtemps, chacun s’était demandé pourquoi c’étaient les enfants qui partaient. Parce qu’ils ne savaient pas nager ? Parce qu’ils étaient trop légers pour résister au courant ?
– Elle attire les enfants pour les noyer, avait lancé le garde-chasse aux randonneurs qui s’étaient aventurés à proximité du cours d’eau. Elle les gobe comme une truite avale une mouche.
Ses yeux s’embuaient. Il poursuivait d’une voix chuintante.
– Heureusement que vous ne marchez jamais en famille ! Que vous laissez les gamins à la maison ! Heureusement qu’ils sont paresseux, oui !
*
J’avais entendu parler de cette rivière poissonneuse où les truites avaient de beaux yeux. Leur peau tachetée évoquait le costume d’un clown. Je ne prisais guère la pêche. Le regard de la poiscaille me laissait de glace. Je préférais les sirènes équeutées. A mes heures, je sculptais des poitrines de femme. Certaines posaient pour moi, mais je restais de marbre. J’étais très professionnel.
La campagne m’attirait comme un aimant, et j’avais été happé par la proposition de Franck, mon ami gérant d’un camping. Il s’était refusé à tutoyer la rivière. Il avait ses raisons. J’avais loué, à un prix avantageux, l’un de ses « petits coins » où planter ma tente. Fan de randonnées, j’arpentais le pays chaque été, au mois d’août.
Le bon petit coin.
C’était le plus réputé des campings de la région. Les pêcheurs s’y agglutinaient, la plupart venus en solitaire. C’était surtout le rendez-vous des célibataires. Je ne m’étais point posé la question. Je traquais, depuis ma plus tendre enfance, le plaisir d’être en osmose avec la nature. Et le nombre m’indisposait, au contact du soleil ou des étoiles.
Franck avait une famille, lui, et se montrait sur les photos en compagnie de sa femme et de ses deux filles. J’étais le parrain de Mélanie, la plus grande. Je n’avais su comment refuser.
Franck voulait s’agrandir, mais il craignait les caprices de la Cabotine. Quelques yourtes eussent été les bienvenues sur la rive sud. Cinquante mètres séparaient le dernier bungalow de la rivière. Les crues évoquées par les anciens l’avaient refroidi. Le maire de Valtoret, le village le plus proche, de toute façon, s’y serait opposé. Il ne jouait jamais avec le feu. Il était hors de question de prendre le risque de réveiller l’appétit du gave gourmand.
L’un des ruisseaux qui se jetaient dans la Cabotine passait par le centre du village. Les hommes y puisaient l’eau destinée aux potagers, les lavandières la faisaient mousser en aval.
Le doyen, un vieil homme centenaire depuis peu, avait expliqué qu’à l’occasion d’une crue, le ruisseau avait débordé et inondé les caves. Des rats avaient nagé pour traverser les ruelles, faisant crier les femmes aux fenêtres.
Des maçons s’étaient proposés pour en détourner le lit. Mais le projet avait fait long feu, et le cours d’eau s’était mystérieusement asséché.
Franck m’avait aidé à planter ma tente. A l’écart, à l’ombre d’un arbre aux racines qui me parurent des tentacules fossilisés.
– Ici, personne ne viendra t’embêter. C’est à la bonne franquette, alors les gens ont tendance à abuser. Je te prie de croire que ces mandragores calment les curieux. Ce sont des sentinelles. Si quelqu’un te demande ce que tu fais là, loin de tout, tu lui réponds que tu es là pour scier l’arbre, et il te foutra une paix royale. Ils sont territoriaux, mes clients. Comme des chats. Ils sont déboussolés quand la géographie change. Une fois, j’ai dû déplacer de quelques mètres un bungalow. A cause d’un glissement de terrain. A peine arrivé, l’habitué est reparti. Ce sont des fidèles qui se déplacent seuls. Ils se pointent avec une canne à pêche et tu les retrouves beurrés et dansant le slow avec une jolie brune, au bal du samedi soir, à Valtoret.
Je m’étais forcé à sourire.
J’avais eu du mal à soutenir le regard de Franck.
L’immobilité des tentacules me paraissait suspecte. Ce paradoxe m’électrisa. Je savais déjà que je dormirais mal, cette nuit. Un sommeil de stressé me tendait les bras, et ce n’étaient point ceux de Morphée. Plutôt les tentacules d’un calmar géant hibernant sous le camping.
Y avait-il un lac souterrain, sous nos pieds ?
L’océan était proche, mais…
Je me rendis au village pour acheter quelques livres. Il n’y avait qu’une boulangerie et un coiffeur pour enfants.
*
Je me suis réveillé en sursaut après avoir été visité par un cauchemar de psychopathe.
Des enfants dansaient en rond autour de ma tente, et leurs ombres imitaient des Apaches ou des Cheyennes. Ils brandissaient un tomahawk imaginaire dans un silence de cathédrale. J’eus la sensation d’être devenu sourd. Je suis sorti comme une furie pour les chasser de mes terres. A la faveur d’un rayon de lune, je vis qu’ils avaient tous un nez rouge de clown.
Ils feignirent de s’enfuir puis stoppèrent brusquement. Ils s’alignèrent en file indienne, me faisant face du plus grand au plus petit. S’imbriquant à la manière des poupées gigognes. Un seul nez rouge, évidemment, rutilait dans la nuit. Tel le cul d’une luciole.
Je me mis à délirer à leur rythme.
Une carabine apparut entre mes mains. Un carton s’imposait. Je fis feu, sans viser, sur la première ampoule allumée qui laissa sa place à la suivante. Mon arme sembla insatiable. Le silence m’avait jusque-là assourdi. Je venais de souffler les bougies d’un gâteau d’anniversaire. J’entendis un grand-duc ululer, annonçant le retour des décibels.
Alors que j’avais réglé son compte au dernier gamin, dans un halo de lumière, un calmar géant me salua, juché sur ses tentacules. Il ôta son chapeau claque qui le faisait ressembler à un épouvantail, et disparut dans un tourbillon d’étincelles.
La vilaine grimace déchirant mon visage se changea en sourire et la réalité reprit du poil de la bête. J’avais l’impression de me regarder dans un miroir. Je ne pus que me féliciter de ne point avoir hurlé. Pas vraiment envie de me faire remarquer alors que j’étais, maintenant, le passager clandestin du camping.
Je me suis rendormi le cœur au galop. Spasmophile, je savais comment ralentir la bête.
La matinée avait commencé divinement. Par une odeur de café. Mon ami m’avait apporté un plateau chargé de viennoiseries et une grande tasse fumante.
– Tu as passé une bonne nuit ?
– J’ai été troublé par le silence. Je m’attendais au chant des grillons.
– Oui, je sais. J’ai des clients qui s’en plaignent.
– Du silence ?
– Non. De l’absence des grillons.
Je me suis mis en branle en sifflotant. J’avais à cœur de découvrir les merveilles du coin.
Le bon petit coin.
Ce camping portait-il bien son nom ?
En tout cas, mon ami était zélé. Je ne lui connaissais pas cette qualité. Lorsque nous allions au collège ensemble, bien avant que ses parents ne quittent notre ville natale pour des raisons professionnelles, il avait un petit côté anar qui agaçait. Il posait des punaises sur la chaise du prof de français. Il abusait du fondement du brave homme parce qu’il avait la meilleure moyenne de la classe. A ce titre, il se croyait intouchable.
Ce matin-là, il avait évoqué ce souvenir.
– Tu te rappelles monsieur Pinatel, le prof de français ? Il m’avait chopé en train de poser des punaises sur sa chaise, mais n’avait rien dit parce qu’il savait que j’étais capable de faire fondre, comme neige au soleil, la moyenne de la classe.
– Oui, Franck. C’est grâce à toi si elle était si haute. Mais deux ou trois fautes d’orthographe font s’écrouler le château de cartes, n’est-ce pas ?
– Mes parents m’en voulaient de galvauder une dictée pour emmerder le prof. Et maintenant, je suis gérant de camping.
Il avait enchaîné sur le concours de pêche organisé en l’honneur de l’arrivée des aoutiens.
J’observais, caché derrière le tronc d’un saule, un pêcheur chaussé de cuissardes rouges. Je n’en avais jamais vu de cette couleur. Sans doute un truc pour allumer la poiscaille. Un truc de vieille pute.
Je me suis approché à pas de loup car je n’ignorais point que les truites étaient susceptibles. L’homme botté monologuait en fixant l’eau de la Cabotine.
– Non, je ne suis pas venu avec mon fils. Non, je ne viendrai jamais avec lui. Celui-là, tu ne l’auras pas. Tu devras traquer un autre pigeon. De toute façon, il ne pêche qu’en mer. Il a peur de la gueule des truites. Et il déteste les clowns. Il les trouve laids.
Je m’étais dit que celui-ci n’avait pas bu que du café. Je suis parti sur un chemin non balisé. Un coup de feu retentit. Le début du concours de pêche. Forcément.
« Il déteste les clowns. Il les trouve laids. »
Exactement ce que je pensais d’eux quand j’étais gamin.
*
De retour de ma balade improvisée, je me suis rendu au bord de la Cabotine. Des crampes commençaient à transformer mes jambes en échasses. L’eau coulait mollement. Les pépites du soleil y brillaient entre les galets vaseux. Ce soir, les étoiles de la nuit prendraient le relais juste après que les truites auront mouché.
Je me suis allongé sur un rocher plat en suçotant une herbe que je trouvai particulièrement sucrée. Le clown de la légende m’apparut.
J’avais été à peine étonné, tant la fatigue me donnait le vertige. Le chemin avait longtemps grimpé, sollicitant mes cuisses, avant de redescendre, mettant mes mollets à la torture. Ce n’était pas la première fois que j’avais des hallucinations à la suite d’une randonnée.
Avec ma manie de foncer tête baissée sur des sentes perdues…
J’avais l’hypoglycémie mythomane.
– Toi, je sais que tu hais le cirque depuis tout petit. Depuis que tu as vu un dompteur fouetter violemment un tigre qui se rebellait. Tu n’as pas aimé le hurlement de douleur de la bête. Tu t’es juré de ne jamais y amener ton fils, quand tu seras en âge de procréer. Mais la nature n’a pas été sympa avec toi.
– Mais comment t’es au courant, toi ? Tu existes donc ?
– Dans ta tête, oui. Et si je me montre à un adulte qui n’a pas d’enfant, c’est justement pour te prouver que ma légende, c’est du pipeau. Les hommes, ici, sont incapables de canaliser le flot des crues, alors ils se créent des légendes bidonnées.
– Mais tu es qui ?
– Tu devrais surtout me demander comment je sais que tu es devenu stérile.
Même pas choqué par le tutoiement, j’allais lui répondre lorsqu’un coup de vent m’ébouriffa et je faillis tomber du rocher plat. Le cul dans l’herbe, je reçus une giclée qui m’aveugla. Ce fut comme si un colibri picorait mes yeux.
J’imaginai le clown m’aspergeant en pinçant la marguerite qui fleurissait sa boutonnière.
Je m’étais endormi sur le rocher plat, en plein soleil, et le coup de queue d’une truite avait…
J’avais rêvé, oui.
Les grillons se déchaînèrent dans les trous, entre les touffes.
Franck est venu me chercher pour boire l’apéro. Je l’ai trouvé debout devant la tente.
– Franck… Et si tu me parlais un peu du clown qui hante la rivière ?
*
J’ai appris qu’un cirque avait monté son chapiteau, en plein été, sur une berge de la Cabotine. Il avait été victime d’une crue à la suite d’un violent orage.
La rivière était-elle maudite ?
Franck m’a fait lire des vieux journaux. Mais je savais, avant même de tourner les pages, que le clown avait perdu la vie en voulant sauver les fauves. Son corps avait été retrouvé en amont, raide et refroidi.
Il tenait un enfant mort dans ses bras en étau.
C’était le fils du maire du village. Il avait passé de longues heures au garde-à-vous devant la cage des fauves.
Ce jour-là, il avait pris un parapluie, et ses parents l’avaient cherché de l’autre côté de Valtoret, où il avait l’habitude de jouer aux billes avec ses copains, dans un garage abandonné.
*
De retour dans mon appartement, j’ai reçu la visite de Maeva, mon dernier modèle. Je lui manquais, apparemment. Elle était écrivaine et m’écoutait parler, la nuit. Elle soutirait à mes rêves des idées de romans. Comme je soutirais à ses formes des idées de sculptures.
Ce jour-là, je n’ai pas osé lui parler du clown fantôme. Je lui ai parlé d’un calmar géant attendant son heure dans un lac souterrain.
Lors des crues, il capturait des enfants pour se nourrir. Il avait été, jusque-là, prisonnier de cette poche d’eau dont une galerie correspondait avec l’océan.
Tandis que je débitais mes âneries, le passé m’éclaboussait de l’intérieur.
J’en avais longtemps voulu à mes parents de m’imposer une soirée au cirque. Ils croyaient que j’étais un enfant comme les autres. Ce qui les rassurait. Franck, lui, à l’époque, était déjà le plus anar des gamins du quartier.
Je ne risquais pas d’applaudir aux pitreries d’un clown, aux coups de fouet du dompteur, aux tours de passe-passe du prestidigitateur.
Je me souviens de la trapéziste rebondissant sur le sol couvert de sciure. Vision machiste.
Puis j’ai commencé à rêver que c’était un homme, qu’il tombait en souriant. Même lorsque les tentacules jaillissaient de la piste et s’enroulaient autour de son corps en orbite.
Maeva, stylo en main, notait tout. Nous faisions l’amour, et j’en profitais pour oublier.
Je sculptais aussi mes nuits.
Cabotine, la rivière, faisait son cirque.
C’est tout ce qu’elle avait trouvé pour amuser la galerie. Les pêcheurs, aux premières loges, exposés à la vision, applaudissaient parfois, un sourire béat sur les lèvres. Ils appartenaient à l’armée des convaincus. La guerre à gagner était celle du fantasme. Les truites ondulaient de la queue sur la piste où, la nuit, se reflétaient les étoiles. Les insomniaques et les somnambules jouaient les acrobates en ricochant tels des galets sur les rochers affleurant et qui s’alignaient pour former le plus improbable des ponts. Les maladroits se vautraient, la tête la première, puis rentraient chez eux, des paillettes dorées ornant leurs chevelures.
Mais il y avait toujours un orage pour gâcher la fête, véritable piège à cons. La crue, si subite, emportait ses proies en moins de dix minutes. Longtemps, chacun s’était demandé pourquoi c’étaient les enfants qui partaient. Parce qu’ils ne savaient pas nager ? Parce qu’ils étaient trop légers pour résister au courant ?
– Elle attire les enfants pour les noyer, avait lancé le garde-chasse aux randonneurs qui s’étaient aventurés à proximité du cours d’eau. Elle les gobe comme une truite avale une mouche.
Ses yeux s’embuaient. Il poursuivait d’une voix chuintante.
– Heureusement que vous ne marchez jamais en famille ! Que vous laissez les gamins à la maison ! Heureusement qu’ils sont paresseux, oui !
*
J’avais entendu parler de cette rivière poissonneuse où les truites avaient de beaux yeux. Leur peau tachetée évoquait le costume d’un clown. Je ne prisais guère la pêche. Le regard de la poiscaille me laissait de glace. Je préférais les sirènes équeutées. A mes heures, je sculptais des poitrines de femme. Certaines posaient pour moi, mais je restais de marbre. J’étais très professionnel.
La campagne m’attirait comme un aimant, et j’avais été happé par la proposition de Franck, mon ami gérant d’un camping. Il s’était refusé à tutoyer la rivière. Il avait ses raisons. J’avais loué, à un prix avantageux, l’un de ses « petits coins » où planter ma tente. Fan de randonnées, j’arpentais le pays chaque été, au mois d’août.
Le bon petit coin.
C’était le plus réputé des campings de la région. Les pêcheurs s’y agglutinaient, la plupart venus en solitaire. C’était surtout le rendez-vous des célibataires. Je ne m’étais point posé la question. Je traquais, depuis ma plus tendre enfance, le plaisir d’être en osmose avec la nature. Et le nombre m’indisposait, au contact du soleil ou des étoiles.
Franck avait une famille, lui, et se montrait sur les photos en compagnie de sa femme et de ses deux filles. J’étais le parrain de Mélanie, la plus grande. Je n’avais su comment refuser.
Franck voulait s’agrandir, mais il craignait les caprices de la Cabotine. Quelques yourtes eussent été les bienvenues sur la rive sud. Cinquante mètres séparaient le dernier bungalow de la rivière. Les crues évoquées par les anciens l’avaient refroidi. Le maire de Valtoret, le village le plus proche, de toute façon, s’y serait opposé. Il ne jouait jamais avec le feu. Il était hors de question de prendre le risque de réveiller l’appétit du gave gourmand.
L’un des ruisseaux qui se jetaient dans la Cabotine passait par le centre du village. Les hommes y puisaient l’eau destinée aux potagers, les lavandières la faisaient mousser en aval.
Le doyen, un vieil homme centenaire depuis peu, avait expliqué qu’à l’occasion d’une crue, le ruisseau avait débordé et inondé les caves. Des rats avaient nagé pour traverser les ruelles, faisant crier les femmes aux fenêtres.
Des maçons s’étaient proposés pour en détourner le lit. Mais le projet avait fait long feu, et le cours d’eau s’était mystérieusement asséché.
Franck m’avait aidé à planter ma tente. A l’écart, à l’ombre d’un arbre aux racines qui me parurent des tentacules fossilisés.
– Ici, personne ne viendra t’embêter. C’est à la bonne franquette, alors les gens ont tendance à abuser. Je te prie de croire que ces mandragores calment les curieux. Ce sont des sentinelles. Si quelqu’un te demande ce que tu fais là, loin de tout, tu lui réponds que tu es là pour scier l’arbre, et il te foutra une paix royale. Ils sont territoriaux, mes clients. Comme des chats. Ils sont déboussolés quand la géographie change. Une fois, j’ai dû déplacer de quelques mètres un bungalow. A cause d’un glissement de terrain. A peine arrivé, l’habitué est reparti. Ce sont des fidèles qui se déplacent seuls. Ils se pointent avec une canne à pêche et tu les retrouves beurrés et dansant le slow avec une jolie brune, au bal du samedi soir, à Valtoret.
Je m’étais forcé à sourire.
J’avais eu du mal à soutenir le regard de Franck.
L’immobilité des tentacules me paraissait suspecte. Ce paradoxe m’électrisa. Je savais déjà que je dormirais mal, cette nuit. Un sommeil de stressé me tendait les bras, et ce n’étaient point ceux de Morphée. Plutôt les tentacules d’un calmar géant hibernant sous le camping.
Y avait-il un lac souterrain, sous nos pieds ?
L’océan était proche, mais…
Je me rendis au village pour acheter quelques livres. Il n’y avait qu’une boulangerie et un coiffeur pour enfants.
*
Je me suis réveillé en sursaut après avoir été visité par un cauchemar de psychopathe.
Des enfants dansaient en rond autour de ma tente, et leurs ombres imitaient des Apaches ou des Cheyennes. Ils brandissaient un tomahawk imaginaire dans un silence de cathédrale. J’eus la sensation d’être devenu sourd. Je suis sorti comme une furie pour les chasser de mes terres. A la faveur d’un rayon de lune, je vis qu’ils avaient tous un nez rouge de clown.
Ils feignirent de s’enfuir puis stoppèrent brusquement. Ils s’alignèrent en file indienne, me faisant face du plus grand au plus petit. S’imbriquant à la manière des poupées gigognes. Un seul nez rouge, évidemment, rutilait dans la nuit. Tel le cul d’une luciole.
Je me mis à délirer à leur rythme.
Une carabine apparut entre mes mains. Un carton s’imposait. Je fis feu, sans viser, sur la première ampoule allumée qui laissa sa place à la suivante. Mon arme sembla insatiable. Le silence m’avait jusque-là assourdi. Je venais de souffler les bougies d’un gâteau d’anniversaire. J’entendis un grand-duc ululer, annonçant le retour des décibels.
Alors que j’avais réglé son compte au dernier gamin, dans un halo de lumière, un calmar géant me salua, juché sur ses tentacules. Il ôta son chapeau claque qui le faisait ressembler à un épouvantail, et disparut dans un tourbillon d’étincelles.
La vilaine grimace déchirant mon visage se changea en sourire et la réalité reprit du poil de la bête. J’avais l’impression de me regarder dans un miroir. Je ne pus que me féliciter de ne point avoir hurlé. Pas vraiment envie de me faire remarquer alors que j’étais, maintenant, le passager clandestin du camping.
Je me suis rendormi le cœur au galop. Spasmophile, je savais comment ralentir la bête.
La matinée avait commencé divinement. Par une odeur de café. Mon ami m’avait apporté un plateau chargé de viennoiseries et une grande tasse fumante.
– Tu as passé une bonne nuit ?
– J’ai été troublé par le silence. Je m’attendais au chant des grillons.
– Oui, je sais. J’ai des clients qui s’en plaignent.
– Du silence ?
– Non. De l’absence des grillons.
Je me suis mis en branle en sifflotant. J’avais à cœur de découvrir les merveilles du coin.
Le bon petit coin.
Ce camping portait-il bien son nom ?
En tout cas, mon ami était zélé. Je ne lui connaissais pas cette qualité. Lorsque nous allions au collège ensemble, bien avant que ses parents ne quittent notre ville natale pour des raisons professionnelles, il avait un petit côté anar qui agaçait. Il posait des punaises sur la chaise du prof de français. Il abusait du fondement du brave homme parce qu’il avait la meilleure moyenne de la classe. A ce titre, il se croyait intouchable.
Ce matin-là, il avait évoqué ce souvenir.
– Tu te rappelles monsieur Pinatel, le prof de français ? Il m’avait chopé en train de poser des punaises sur sa chaise, mais n’avait rien dit parce qu’il savait que j’étais capable de faire fondre, comme neige au soleil, la moyenne de la classe.
– Oui, Franck. C’est grâce à toi si elle était si haute. Mais deux ou trois fautes d’orthographe font s’écrouler le château de cartes, n’est-ce pas ?
– Mes parents m’en voulaient de galvauder une dictée pour emmerder le prof. Et maintenant, je suis gérant de camping.
Il avait enchaîné sur le concours de pêche organisé en l’honneur de l’arrivée des aoutiens.
J’observais, caché derrière le tronc d’un saule, un pêcheur chaussé de cuissardes rouges. Je n’en avais jamais vu de cette couleur. Sans doute un truc pour allumer la poiscaille. Un truc de vieille pute.
Je me suis approché à pas de loup car je n’ignorais point que les truites étaient susceptibles. L’homme botté monologuait en fixant l’eau de la Cabotine.
– Non, je ne suis pas venu avec mon fils. Non, je ne viendrai jamais avec lui. Celui-là, tu ne l’auras pas. Tu devras traquer un autre pigeon. De toute façon, il ne pêche qu’en mer. Il a peur de la gueule des truites. Et il déteste les clowns. Il les trouve laids.
Je m’étais dit que celui-ci n’avait pas bu que du café. Je suis parti sur un chemin non balisé. Un coup de feu retentit. Le début du concours de pêche. Forcément.
« Il déteste les clowns. Il les trouve laids. »
Exactement ce que je pensais d’eux quand j’étais gamin.
*
De retour de ma balade improvisée, je me suis rendu au bord de la Cabotine. Des crampes commençaient à transformer mes jambes en échasses. L’eau coulait mollement. Les pépites du soleil y brillaient entre les galets vaseux. Ce soir, les étoiles de la nuit prendraient le relais juste après que les truites auront mouché.
Je me suis allongé sur un rocher plat en suçotant une herbe que je trouvai particulièrement sucrée. Le clown de la légende m’apparut.
J’avais été à peine étonné, tant la fatigue me donnait le vertige. Le chemin avait longtemps grimpé, sollicitant mes cuisses, avant de redescendre, mettant mes mollets à la torture. Ce n’était pas la première fois que j’avais des hallucinations à la suite d’une randonnée.
Avec ma manie de foncer tête baissée sur des sentes perdues…
J’avais l’hypoglycémie mythomane.
– Toi, je sais que tu hais le cirque depuis tout petit. Depuis que tu as vu un dompteur fouetter violemment un tigre qui se rebellait. Tu n’as pas aimé le hurlement de douleur de la bête. Tu t’es juré de ne jamais y amener ton fils, quand tu seras en âge de procréer. Mais la nature n’a pas été sympa avec toi.
– Mais comment t’es au courant, toi ? Tu existes donc ?
– Dans ta tête, oui. Et si je me montre à un adulte qui n’a pas d’enfant, c’est justement pour te prouver que ma légende, c’est du pipeau. Les hommes, ici, sont incapables de canaliser le flot des crues, alors ils se créent des légendes bidonnées.
– Mais tu es qui ?
– Tu devrais surtout me demander comment je sais que tu es devenu stérile.
Même pas choqué par le tutoiement, j’allais lui répondre lorsqu’un coup de vent m’ébouriffa et je faillis tomber du rocher plat. Le cul dans l’herbe, je reçus une giclée qui m’aveugla. Ce fut comme si un colibri picorait mes yeux.
J’imaginai le clown m’aspergeant en pinçant la marguerite qui fleurissait sa boutonnière.
Je m’étais endormi sur le rocher plat, en plein soleil, et le coup de queue d’une truite avait…
J’avais rêvé, oui.
Les grillons se déchaînèrent dans les trous, entre les touffes.
Franck est venu me chercher pour boire l’apéro. Je l’ai trouvé debout devant la tente.
– Franck… Et si tu me parlais un peu du clown qui hante la rivière ?
*
J’ai appris qu’un cirque avait monté son chapiteau, en plein été, sur une berge de la Cabotine. Il avait été victime d’une crue à la suite d’un violent orage.
La rivière était-elle maudite ?
Franck m’a fait lire des vieux journaux. Mais je savais, avant même de tourner les pages, que le clown avait perdu la vie en voulant sauver les fauves. Son corps avait été retrouvé en amont, raide et refroidi.
Il tenait un enfant mort dans ses bras en étau.
C’était le fils du maire du village. Il avait passé de longues heures au garde-à-vous devant la cage des fauves.
Ce jour-là, il avait pris un parapluie, et ses parents l’avaient cherché de l’autre côté de Valtoret, où il avait l’habitude de jouer aux billes avec ses copains, dans un garage abandonné.
*
De retour dans mon appartement, j’ai reçu la visite de Maeva, mon dernier modèle. Je lui manquais, apparemment. Elle était écrivaine et m’écoutait parler, la nuit. Elle soutirait à mes rêves des idées de romans. Comme je soutirais à ses formes des idées de sculptures.
Ce jour-là, je n’ai pas osé lui parler du clown fantôme. Je lui ai parlé d’un calmar géant attendant son heure dans un lac souterrain.
Lors des crues, il capturait des enfants pour se nourrir. Il avait été, jusque-là, prisonnier de cette poche d’eau dont une galerie correspondait avec l’océan.
Tandis que je débitais mes âneries, le passé m’éclaboussait de l’intérieur.
J’en avais longtemps voulu à mes parents de m’imposer une soirée au cirque. Ils croyaient que j’étais un enfant comme les autres. Ce qui les rassurait. Franck, lui, à l’époque, était déjà le plus anar des gamins du quartier.
Je ne risquais pas d’applaudir aux pitreries d’un clown, aux coups de fouet du dompteur, aux tours de passe-passe du prestidigitateur.
Je me souviens de la trapéziste rebondissant sur le sol couvert de sciure. Vision machiste.
Puis j’ai commencé à rêver que c’était un homme, qu’il tombait en souriant. Même lorsque les tentacules jaillissaient de la piste et s’enroulaient autour de son corps en orbite.
Maeva, stylo en main, notait tout. Nous faisions l’amour, et j’en profitais pour oublier.
Je sculptais aussi mes nuits.
Dernière édition par Franck Breitner le 18.11.24 21:13, édité 1 fois
Invité- Invité
Re: Cabotine, la rivière
Lecture plaisante.
Une petite hésitation de genre ?
Deux j'ai appris se suivent, est-ce volontaire ?
es insomniaques et les somnambules jouaient les acrobates en ricochant tels des galets sur les rochers affleurant, et qui s’alignaient pour former le plus improbable des ponts.
ce "et" entre gérondif et relative à l'imparfait m dérange...
Une petite hésitation de genre ?
Deux j'ai appris se suivent, est-ce volontaire ?
es insomniaques et les somnambules jouaient les acrobates en ricochant tels des galets sur les rochers affleurant, et qui s’alignaient pour former le plus improbable des ponts.
ce "et" entre gérondif et relative à l'imparfait m dérange...
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Re: Cabotine, la rivière
Si je peux me permettre, c'est doublement un tort.
Par correction pour votre texte, d'abord. Pour votre lectorat, ensuite.
Par correction pour votre texte, d'abord. Pour votre lectorat, ensuite.
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
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