07. La vieille bonne sœur des Belep (suivie de) Une rencontre, peut-être
La cabane de la clairière :: Histoires "longues", recueils. Regroupement des "épisodes" postés à l'unité. :: Au café des destins croisés par Pehache
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07. La vieille bonne sœur des Belep (suivie de) Une rencontre, peut-être
La vieille bonne sœur des Belep
Deux hommes se sont arrimés au bar, la quarantaine, sportifs, souriants. Des retrouvailles, sans doute : ils parlent un peu trop fort, et leurs gestes, leurs mimiques, paraissent un rien exagérés.
Dans un sourire, ils me commandent deux bières.
Le plus grand des deux tient le crachoir. Je tends l’oreille.
– Tu vois, je voulais écrire quelque chose, à partir de cette histoire de vieille ou très vieille bonne sœur qui s’était fait violer aux Belep.
Là, c’est plus fort que moi, tout en posant leur consommation, je saute sur l’occasion :
– Si vous êtes venus pour la soirée littéraire, vous vous êtes trompés de jour, c’est le jeudi à partir de vingt heures. Ce soir, c’est un concert.
– Et trompés d’heure. Puisque c’est le soir.
Il ne me reste plus qu’à sourire, torché de main de maître. Je me replie vers ma caisse et mon tabouret et… ouvre mes pavillons.
– La vieille bonne sœur des Belep n'était pas si vieille que ça... dans les cinquante, au max, et pas trop bonne sœur non plus…
– Arrête ! J’ai inventé cette histoire ?
– Pas inventé, puisque j’ai reconnu des éléments de celle de départ. Bon, tu philosopheras après, Charlie, là, je raconte.
C’était juste une infirmière, pas une nonne. Laisse tomber tes fantasmes de viols de carmélites, Charlie.
C’est son point faible, dit–il, en s’adressant à moi.
Une infirmière à l’évidence totalement à l’ouest : elle ne bougeait pas des Belep, groupait ses congés pour tout prendre, d’un coup, en métropole… Encore, la jouer comme ça sur quelques mois… Mais année après année ?
Tu sais quoi, je reprendrais bien une bière. Oui ? Notre ami poète va se faire un plaisir de nous en remettre une.
Bref, à l'époque je suis allé voir Manou qui remplaçait la Sylvaine qui était, comme il se doit, en France.
Tout en servant les bières, j’ose : « Sylvaine, c’est la bonne sœur ? »
Vous avez l’oreille éveillée, sourit Charlie.
J’avais oublié de le dire, c’est ça ? Vous aviez compris, la preuve ! Oui, Sylvaine, la bonne sœur ! J’exige un auditoire à la mesure de mon talent, qu’on se le dise ! Bon… ça ne vous dérange pas trop, les duettistes, si je reprends le cours de mon récit ? Non ? Merci… Bien.
A mon arrivée aux Belep, Manou, qui est la personne la plus sociable et positive que je connaisse (le genre à être appréciée de tous –et en un temps record !– dans les moindres kibboutz, ashrams, camps de jeunes, clubs de tous poils, auberges de jeunesse, vous voyez le genre,) Manou, donc, qui effectuait le remplacement annuel de Sylvaine, la bonne sœur, commençait à craquer par rapport aux boulons de ses volets que l'on dévissait la nuit et aux bites en bois qu'elle retrouvait dans le jardin !
Elle avait mis des doubles rideaux dans sa chambre, se déshabillait dans sa salle de bain, portait une chemise de nuit la nuit. Pour les bites en bois, elle n’avait pas trouvé d’usage. Elle les jetait en tas, dans un coin du jardin.
Pour tout soutien, Manou avait le postier et deux sœurs, deux grasses jeunes femmes, dont l’une, la plus jeune, me semblait à vrai dire un peu simplette.
Sinon, au mieux, l'indifférence.
J’abrège.
Sur mes conseils, Manou décide de rentrer avec moi une semaine avant le retour de Sylvaine. Coups de téléphone aux autorités prétendument compétentes... Grosse déprime. Maux de tête aussi. Sentiment de peur. « Je craque. A l’aide !… » Le joint fut fait par un infirmier de Poum.
(Là, il avale une gorgée de bière, ménageant sciemment ses effets.)
Sylvaine fut violée à son arrivée en guise de welcome.
Après, les gens, tu vois... les gens… les gens dirent qu’en fait… qu’en fait, c'est plus compliqué que ça… (il baisse le ton, feint de regarder peureusement à droite et à gauche) elle aurait eu (il chuchote) : des relations suivies avec un Indigène...!
(Il se redresse, réendosse ce sourire goguenard qui lui va bien aux traits, il le sait.)
À partir de là, que peux-tu ajouter ? rappeler à ces bonnes gens qu'une femme peut porter plainte à juste titre contre son mari… ou ricaner que c'est bien fait pour sa gueule, à cette salope...
Bon… Sylvaine est rentrée en métropole. La suite fut comique aussi.
– Tss, tss, Laurent, pas de cynisme comme ça !
J’en profite pour leur proposer un verre, aux frais de la maison. Ils acceptent une autre bière. Je surprends le regard éloquemment appréciateur de Laurent prenant les mensurations de notre belle silencieuse, enfermée dans l’espace clos d’un cendrier que je vide régulièrement.
– T’as pas de Number one, l’ami ? me demande Laurent, goguenard.
– J’ai de la Forster.
– Non, non, interrompt Charlie, continue comme t’as commencé, c’est parfait. Toi aussi, Laurent, si tu continuais ?
– Oui…
– Tu en étais à la fin : « comique aussi »…
– Awa ! Donc, tout ça s’ébruita, fit la une des torchons, et de fortes sommes furent proposées à qui voudrait bien s’y rendre... Un zozo de première, qui « avait fait, Beroute » fit coutume, comme il se doit : tissu, billet et cigarettes, et amena sa famille ! Après le premier caillassage, il retourna faire coutume, tissu, billets, et cigarettes ; puis, après les autres caillassages, il… prit peur et l’ôngin s’en retourna sagement en métropole vivre auprès de ses parents le reste de son âge.
Et tout aurait pu s’arrêter là… Mais il y eut d’autres téméraires, d’autres agressions, d’autres viols.
Les prix montèrent encore.
– On dirait du Gombrowicz, ricana Charlie.
– Je crois que la permanence est maintenant assurée par le dispensaire de Poum, sur la Grande Terre, donc. L’infirmier ou le médecin doit venir en hélico, avec les gendarmes. La sage-femme vient de Koumac, dans les mêmes conditions…
J’ai quand même entendu le maire des Belep, à la radio, confier, suite à tous ces incidents, que ce n’était pas pire qu’ailleurs…
Enfin…
(Il savoure à nouveau une gorgée de bière, s’essuie la bouche, soupire…)
Enfin… Pire qu’à Beroute, en tous cas.
Nous avons souri à la chute. Laurent apprécie. Charlie médite.
– Au fait, Charlie, et ta nouvelle sur l’idée que je t’avais refilée ?
– Euh ? Je l’ai là !
– Ben, tu nous la lis, Charlie, tu nous la lis, politesse exige.
Charlie déplie les deux feuillets qu’il vient d’extraire de sa poche revolver. Il toussote. Repousse le souvenir d’une mèche rebelle sur son œil droit ; il a une belle voix, un peu rauque, avec de curieux et brefs accents juvéniles.
Des veines d'un caillou qu'il frappe au même instant
il fait jaillir un feu qui pétille en sortant"
Boileau (Lutrin, III)
Une rencontre, peut-être
Après deux longues journées de pluie intense, le ciel, balayé par les vents du large, s'égayait d'étoiles qui dessinaient l'étoffe dont se revêt la nuit. Je décidai de laisser du temps au temps… et à la bière qui n'attendait que mon bras, dans la fraîcheur du réfrigérateur, et sortis.
L'air était plus vif que je ne le soupçonnais. Je frissonnais en marchant, d'un pas redevenu miraculeusement souple, vers la mer. Parvenu au bord de l'eau, je me laissai tomber sur le sable, ôtai mes chaussures, et agitai béatement mes orteils tout en caressant des yeux les astres lointains et clignotants.
J'étais. Pas même "bien", tout simplement j'étais. Tout comme au premier jour du monde, gagné peu à peu par la lancinante et mélancolique palpitation de l'océan. Les vagues amollies expiraient tendrement à mes pieds. Le temps n'avait plus cours. J'étais vague, remugle hauturier, respiration marine, grain de sable, parcelle d'éternité sise en un battement quelconque de la paupière du Dieu-Néant.
Doux et vain clapotement.
Au Nord, J'aperçus le rougeoiement d'un feu, tandis que, simultanément, un vent fraternel offrait à mes narines les effluves poivrés des niaoulis en flamme.
Je ne saurais décrire la léthargique félicité qui m'emplit alors. Êtres et choses reposaient à leur place ; ce qui devait être était, voilà tout.
Il surgit sans que je l'entende arriver et je ne m'en étonnai pas. Il s'assit près de moi, sans mot dire, et nous contemplâmes ensemble la frange mousseuse où s'épousaient, paupières closes, l'océan et les cieux, ces deux infinis sombres.
Comme s'écoule et filtre le sable de nos mains, du temps passa, vide et plein. Dans le lointain, hurlaient des chiens ; se mêlait, voulais-je croire sans en être certain, aux aboiements canins le cri mythique du cagou. Quoique la plage fût exempte de pierres, de galets, deux cailloux, deux pierres noires, avaient surgi entre les mains de mon nocturne visiteur, qui, les frappant, en fit jaillir des sons secs comme des étincelles. Sans en connaître la raison, absurdement, je ris. Sans s'en offusquer, il m'expliqua qu'un jour les dieux avaient demandé aux hommes de choisir entre l'igname et la pierre. Les hommes avaient choisi l'igname. La pierre ignore la maladie, les changements d'écorce et les jours et la nuit et l'amour et l'ennui ; elle est inaccessible à la douleur, ajouta-t-il, mais l'homme préfère l'igname.
Tout en parlant, il ne cessait de frapper ses cailloux l'un contre l'autre et j’écoutais, stupide et envoûté, bercé par le rythme de ses gestes, par le choc répété des pierres, par le son de sa voix qui se muait en chant, harmonieuse cadence qui, des ondes alanguies, épousait le pas à jamais recommencé, la primordiale danse.
Il me dit avoir opté pour la pierre, jadis, contre l'avis du clan. Dans l'obscurité, seules sa tête et ses mains m'apparaissaient, et son ton était celui-là même dont Verlaine nous révéla qu'ils ont "l'inflexion des voix chères qui se sont tues".
Peut-être attendait-il de ma part une parole de sympathie, un geste de compréhension. Je n'en fus pas capable. N'appartenais-je pas, moi aussi à la catégorie commune de ceux qui préfèrent l'igname à la pierre, la douleur à l'absence ?
La sérénité parfaite et nulle du sage demeurera pour moi tentation pure, aussi inaccessible que le sont à mes doigts les trop lointains nuages qui semblaient, par-dessus la cape de vert sombre et végétal, s'accrocher aux sommets de la Chaîne.
Là-haut, Sur la montagne proche, la montagne blessée, aux flancs abrupts écorchés, aux veines rouges et saillantes, saignantes, les camions accomplissaient déjà leur besogne d'insectes.
Le jour s'efforçait à renaître, le cycle de la vie se poursuivait. L'igname l'emportait, une fois de plus. Je voulus communiquer ces pensées confuses et pâles à mon compagnon de veille, il avait disparu.
Au Nord, les flammes empourpraient maintenant l'horizon que le soleil, timide encore, teintait de pastels, rose, jaune et vert entremêlés.
Sur le sable humide, je ne lus nulle trace de pas, mais, poussés par le vent sans doute, quelques lambeaux d'écorces, de peaux, tournaient autour de deux petites pierres oblongues évoquant vaguement la forme d'un foie.
Je suis rentré, en longeant l'océan, les pieds dans le bleu clapotis tandis que l'astre du jour, soudain pressé, chassait les derniers rêves de la nuit. Une nuée d'oisillons, comme dans l'air un frisson de lumière, s'envola à reculons à mon approche.
J'étais de retour. Chez moi, où, dans la fraîcheur du réfrigérateur, une bière n'attendait que mon bras.
On a applaudi, Laurent, moi- et Max, qui avait donc aussi l’oreille fine. Charlie la jouait modeste, ravi, presque rougissant sous ses dehors bougons. Ces trois là m’étaient fort sympathiques.
Charlie a regardé sa montre. « Faut qu’on ».
Des poignées de main, des regards d’intelligence, et les deux Zors avaient filé sous mon sourire de bistrotier
Deux hommes se sont arrimés au bar, la quarantaine, sportifs, souriants. Des retrouvailles, sans doute : ils parlent un peu trop fort, et leurs gestes, leurs mimiques, paraissent un rien exagérés.
Dans un sourire, ils me commandent deux bières.
Le plus grand des deux tient le crachoir. Je tends l’oreille.
– Tu vois, je voulais écrire quelque chose, à partir de cette histoire de vieille ou très vieille bonne sœur qui s’était fait violer aux Belep.
Là, c’est plus fort que moi, tout en posant leur consommation, je saute sur l’occasion :
– Si vous êtes venus pour la soirée littéraire, vous vous êtes trompés de jour, c’est le jeudi à partir de vingt heures. Ce soir, c’est un concert.
– Et trompés d’heure. Puisque c’est le soir.
Il ne me reste plus qu’à sourire, torché de main de maître. Je me replie vers ma caisse et mon tabouret et… ouvre mes pavillons.
– La vieille bonne sœur des Belep n'était pas si vieille que ça... dans les cinquante, au max, et pas trop bonne sœur non plus…
– Arrête ! J’ai inventé cette histoire ?
– Pas inventé, puisque j’ai reconnu des éléments de celle de départ. Bon, tu philosopheras après, Charlie, là, je raconte.
C’était juste une infirmière, pas une nonne. Laisse tomber tes fantasmes de viols de carmélites, Charlie.
C’est son point faible, dit–il, en s’adressant à moi.
Une infirmière à l’évidence totalement à l’ouest : elle ne bougeait pas des Belep, groupait ses congés pour tout prendre, d’un coup, en métropole… Encore, la jouer comme ça sur quelques mois… Mais année après année ?
Tu sais quoi, je reprendrais bien une bière. Oui ? Notre ami poète va se faire un plaisir de nous en remettre une.
Bref, à l'époque je suis allé voir Manou qui remplaçait la Sylvaine qui était, comme il se doit, en France.
Tout en servant les bières, j’ose : « Sylvaine, c’est la bonne sœur ? »
Vous avez l’oreille éveillée, sourit Charlie.
J’avais oublié de le dire, c’est ça ? Vous aviez compris, la preuve ! Oui, Sylvaine, la bonne sœur ! J’exige un auditoire à la mesure de mon talent, qu’on se le dise ! Bon… ça ne vous dérange pas trop, les duettistes, si je reprends le cours de mon récit ? Non ? Merci… Bien.
A mon arrivée aux Belep, Manou, qui est la personne la plus sociable et positive que je connaisse (le genre à être appréciée de tous –et en un temps record !– dans les moindres kibboutz, ashrams, camps de jeunes, clubs de tous poils, auberges de jeunesse, vous voyez le genre,) Manou, donc, qui effectuait le remplacement annuel de Sylvaine, la bonne sœur, commençait à craquer par rapport aux boulons de ses volets que l'on dévissait la nuit et aux bites en bois qu'elle retrouvait dans le jardin !
Elle avait mis des doubles rideaux dans sa chambre, se déshabillait dans sa salle de bain, portait une chemise de nuit la nuit. Pour les bites en bois, elle n’avait pas trouvé d’usage. Elle les jetait en tas, dans un coin du jardin.
Pour tout soutien, Manou avait le postier et deux sœurs, deux grasses jeunes femmes, dont l’une, la plus jeune, me semblait à vrai dire un peu simplette.
Sinon, au mieux, l'indifférence.
J’abrège.
Sur mes conseils, Manou décide de rentrer avec moi une semaine avant le retour de Sylvaine. Coups de téléphone aux autorités prétendument compétentes... Grosse déprime. Maux de tête aussi. Sentiment de peur. « Je craque. A l’aide !… » Le joint fut fait par un infirmier de Poum.
(Là, il avale une gorgée de bière, ménageant sciemment ses effets.)
Sylvaine fut violée à son arrivée en guise de welcome.
Après, les gens, tu vois... les gens… les gens dirent qu’en fait… qu’en fait, c'est plus compliqué que ça… (il baisse le ton, feint de regarder peureusement à droite et à gauche) elle aurait eu (il chuchote) : des relations suivies avec un Indigène...!
(Il se redresse, réendosse ce sourire goguenard qui lui va bien aux traits, il le sait.)
À partir de là, que peux-tu ajouter ? rappeler à ces bonnes gens qu'une femme peut porter plainte à juste titre contre son mari… ou ricaner que c'est bien fait pour sa gueule, à cette salope...
Bon… Sylvaine est rentrée en métropole. La suite fut comique aussi.
– Tss, tss, Laurent, pas de cynisme comme ça !
J’en profite pour leur proposer un verre, aux frais de la maison. Ils acceptent une autre bière. Je surprends le regard éloquemment appréciateur de Laurent prenant les mensurations de notre belle silencieuse, enfermée dans l’espace clos d’un cendrier que je vide régulièrement.
– T’as pas de Number one, l’ami ? me demande Laurent, goguenard.
– J’ai de la Forster.
– Non, non, interrompt Charlie, continue comme t’as commencé, c’est parfait. Toi aussi, Laurent, si tu continuais ?
– Oui…
– Tu en étais à la fin : « comique aussi »…
– Awa ! Donc, tout ça s’ébruita, fit la une des torchons, et de fortes sommes furent proposées à qui voudrait bien s’y rendre... Un zozo de première, qui « avait fait, Beroute » fit coutume, comme il se doit : tissu, billet et cigarettes, et amena sa famille ! Après le premier caillassage, il retourna faire coutume, tissu, billets, et cigarettes ; puis, après les autres caillassages, il… prit peur et l’ôngin s’en retourna sagement en métropole vivre auprès de ses parents le reste de son âge.
Et tout aurait pu s’arrêter là… Mais il y eut d’autres téméraires, d’autres agressions, d’autres viols.
Les prix montèrent encore.
– On dirait du Gombrowicz, ricana Charlie.
– Je crois que la permanence est maintenant assurée par le dispensaire de Poum, sur la Grande Terre, donc. L’infirmier ou le médecin doit venir en hélico, avec les gendarmes. La sage-femme vient de Koumac, dans les mêmes conditions…
J’ai quand même entendu le maire des Belep, à la radio, confier, suite à tous ces incidents, que ce n’était pas pire qu’ailleurs…
Enfin…
(Il savoure à nouveau une gorgée de bière, s’essuie la bouche, soupire…)
Enfin… Pire qu’à Beroute, en tous cas.
Nous avons souri à la chute. Laurent apprécie. Charlie médite.
– Au fait, Charlie, et ta nouvelle sur l’idée que je t’avais refilée ?
– Euh ? Je l’ai là !
– Ben, tu nous la lis, Charlie, tu nous la lis, politesse exige.
Charlie déplie les deux feuillets qu’il vient d’extraire de sa poche revolver. Il toussote. Repousse le souvenir d’une mèche rebelle sur son œil droit ; il a une belle voix, un peu rauque, avec de curieux et brefs accents juvéniles.
Des veines d'un caillou qu'il frappe au même instant
il fait jaillir un feu qui pétille en sortant"
Boileau (Lutrin, III)
Une rencontre, peut-être
Après deux longues journées de pluie intense, le ciel, balayé par les vents du large, s'égayait d'étoiles qui dessinaient l'étoffe dont se revêt la nuit. Je décidai de laisser du temps au temps… et à la bière qui n'attendait que mon bras, dans la fraîcheur du réfrigérateur, et sortis.
L'air était plus vif que je ne le soupçonnais. Je frissonnais en marchant, d'un pas redevenu miraculeusement souple, vers la mer. Parvenu au bord de l'eau, je me laissai tomber sur le sable, ôtai mes chaussures, et agitai béatement mes orteils tout en caressant des yeux les astres lointains et clignotants.
J'étais. Pas même "bien", tout simplement j'étais. Tout comme au premier jour du monde, gagné peu à peu par la lancinante et mélancolique palpitation de l'océan. Les vagues amollies expiraient tendrement à mes pieds. Le temps n'avait plus cours. J'étais vague, remugle hauturier, respiration marine, grain de sable, parcelle d'éternité sise en un battement quelconque de la paupière du Dieu-Néant.
Doux et vain clapotement.
Au Nord, J'aperçus le rougeoiement d'un feu, tandis que, simultanément, un vent fraternel offrait à mes narines les effluves poivrés des niaoulis en flamme.
Je ne saurais décrire la léthargique félicité qui m'emplit alors. Êtres et choses reposaient à leur place ; ce qui devait être était, voilà tout.
Il surgit sans que je l'entende arriver et je ne m'en étonnai pas. Il s'assit près de moi, sans mot dire, et nous contemplâmes ensemble la frange mousseuse où s'épousaient, paupières closes, l'océan et les cieux, ces deux infinis sombres.
Comme s'écoule et filtre le sable de nos mains, du temps passa, vide et plein. Dans le lointain, hurlaient des chiens ; se mêlait, voulais-je croire sans en être certain, aux aboiements canins le cri mythique du cagou. Quoique la plage fût exempte de pierres, de galets, deux cailloux, deux pierres noires, avaient surgi entre les mains de mon nocturne visiteur, qui, les frappant, en fit jaillir des sons secs comme des étincelles. Sans en connaître la raison, absurdement, je ris. Sans s'en offusquer, il m'expliqua qu'un jour les dieux avaient demandé aux hommes de choisir entre l'igname et la pierre. Les hommes avaient choisi l'igname. La pierre ignore la maladie, les changements d'écorce et les jours et la nuit et l'amour et l'ennui ; elle est inaccessible à la douleur, ajouta-t-il, mais l'homme préfère l'igname.
Tout en parlant, il ne cessait de frapper ses cailloux l'un contre l'autre et j’écoutais, stupide et envoûté, bercé par le rythme de ses gestes, par le choc répété des pierres, par le son de sa voix qui se muait en chant, harmonieuse cadence qui, des ondes alanguies, épousait le pas à jamais recommencé, la primordiale danse.
Il me dit avoir opté pour la pierre, jadis, contre l'avis du clan. Dans l'obscurité, seules sa tête et ses mains m'apparaissaient, et son ton était celui-là même dont Verlaine nous révéla qu'ils ont "l'inflexion des voix chères qui se sont tues".
Peut-être attendait-il de ma part une parole de sympathie, un geste de compréhension. Je n'en fus pas capable. N'appartenais-je pas, moi aussi à la catégorie commune de ceux qui préfèrent l'igname à la pierre, la douleur à l'absence ?
La sérénité parfaite et nulle du sage demeurera pour moi tentation pure, aussi inaccessible que le sont à mes doigts les trop lointains nuages qui semblaient, par-dessus la cape de vert sombre et végétal, s'accrocher aux sommets de la Chaîne.
Là-haut, Sur la montagne proche, la montagne blessée, aux flancs abrupts écorchés, aux veines rouges et saillantes, saignantes, les camions accomplissaient déjà leur besogne d'insectes.
Le jour s'efforçait à renaître, le cycle de la vie se poursuivait. L'igname l'emportait, une fois de plus. Je voulus communiquer ces pensées confuses et pâles à mon compagnon de veille, il avait disparu.
Au Nord, les flammes empourpraient maintenant l'horizon que le soleil, timide encore, teintait de pastels, rose, jaune et vert entremêlés.
Sur le sable humide, je ne lus nulle trace de pas, mais, poussés par le vent sans doute, quelques lambeaux d'écorces, de peaux, tournaient autour de deux petites pierres oblongues évoquant vaguement la forme d'un foie.
Je suis rentré, en longeant l'océan, les pieds dans le bleu clapotis tandis que l'astre du jour, soudain pressé, chassait les derniers rêves de la nuit. Une nuée d'oisillons, comme dans l'air un frisson de lumière, s'envola à reculons à mon approche.
J'étais de retour. Chez moi, où, dans la fraîcheur du réfrigérateur, une bière n'attendait que mon bras.
On a applaudi, Laurent, moi- et Max, qui avait donc aussi l’oreille fine. Charlie la jouait modeste, ravi, presque rougissant sous ses dehors bougons. Ces trois là m’étaient fort sympathiques.
Charlie a regardé sa montre. « Faut qu’on ».
Des poignées de main, des regards d’intelligence, et les deux Zors avaient filé sous mon sourire de bistrotier
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