au café des destins croisés
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Re: au café des destins croisés
Idem, pour cette » belle Hélène « ! Au vu de la longueur, je me suis demandée si j’allais lire jusqu’au bout (!), puis j’ai couru de ligne en ligne, au gré des différences de style et de l’humeur de votre « héros », dont on se demande s’il tient du lard ou du cochon. On a une petite idée, mais vous avez eu l’art d’embrouiller le lecteur(« il n’y eut jamais d’argent, il n’y eut jamais de plus tard… », et de manier le suspense …Sans oublier l’humour !…
Fid-ho LAKHA- Messages : 493
Date d'inscription : 07/08/2024
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Re: au café des destins croisés
C'est qui l'araignée qui lentement avec ténacité tisse sa toile?
Bien joué, Ménélas!
Bien joué, Ménélas!
Jean Paul- Messages : 189
Date d'inscription : 06/08/2024
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Re: au café des destins croisés
La vieille bonne sœur des Belep
Deux hommes se sont arrimés au bar, la quarantaine, sportifs, souriants. Des retrouvailles, sans doute : ils parlent un peu trop fort, et leurs gestes, leurs mimiques, paraissent un rien exagérés.
Dans un sourire, ils me commandent deux bières.
Le plus grand des deux tient le crachoir. Je tends l’oreille.
– Tu vois, je voulais écrire quelque chose, à partir de cette histoire de vieille ou très vieille bonne sœur qui s’était fait violer aux Belep.
Là, c’est plus fort que moi, tout en posant leur consommation, je saute sur l’occasion :
– Si vous êtes venus pour la soirée littéraire, vous vous êtes trompés de jour, c’est le jeudi à partir de vingt heures. Ce soir, c’est un concert.
– Et trompés d’heure. Puisque c’est le soir.
Il ne me reste plus qu’à sourire, torché de main de maître. Je me replie vers ma caisse et mon tabouret et… ouvre mes pavillons.
– La vieille bonne sœur des Belep n'était pas si vieille que ça... dans les cinquante, au max, et pas trop bonne sœur non plus…
– Arrête ! J’ai inventé cette histoire ?
– Pas inventé, puisque j’ai reconnu des éléments de celle de départ. Bon, tu philosopheras après, Charlie, là, je raconte.
C’était juste une infirmière, pas une nonne. Laisse tomber tes fantasmes de viols de carmélites, Charlie.
C’est son point faible, dit–il, en s’adressant à moi.
Une infirmière à l’évidence totalement à l’ouest : elle ne bougeait pas des Belep, groupait ses congés pour tout prendre, d’un coup, en métropole… Encore, la jouer comme ça sur quelques mois… Mais année après année ?
Tu sais quoi, je reprendrais bien une bière. Oui ? Notre ami poète va se faire un plaisir de nous en remettre une.
Bref, à l'époque je suis allé voir Manou qui remplaçait la Sylvaine qui était, comme il se doit, en France.
Tout en servant les bières, j’ose : « Sylvaine, c’est la bonne sœur ? »
Vous avez l’oreille éveillée, sourit Charlie.
J’avais oublié de le dire, c’est ça ? Vous aviez compris, la preuve ! Oui, Sylvaine, la bonne sœur ! J’exige un auditoire à la mesure de mon talent, qu’on se le dise ! Bon… ça ne vous dérange pas trop, les duettistes, si je reprends le cours de mon récit ? Non ? Merci… Bien.
A mon arrivée aux Belep, Manou, qui est la personne la plus sociable et positive que je connaisse (le genre à être appréciée de tous –et en un temps record !– dans les moindres kibboutz, ashrams, camps de jeunes, clubs de tous poils, auberges de jeunesse, vous voyez le genre,) Manou, donc, qui effectuait le remplacement annuel de Sylvaine, la bonne sœur, commençait à craquer par rapport aux boulons de ses volets que l'on dévissait la nuit et aux bites en bois qu'elle retrouvait dans le jardin !
Elle avait mis des doubles rideaux dans sa chambre, se déshabillait dans sa salle de bain, portait une chemise de nuit la nuit. Pour les bites en bois, elle n’avait pas trouvé d’usage. Elle les jetait en tas, dans un coin du jardin.
Pour tout soutien, Manou avait le postier et deux sœurs, deux grasses jeunes femmes, dont l’une, la plus jeune, me semblait à vrai dire un peu simplette.
Sinon, au mieux, l'indifférence.
J’abrège.
Sur mes conseils, Manou décide de rentrer avec moi une semaine avant le retour de Sylvaine. Coups de téléphone aux autorités prétendument compétentes... Grosse déprime. Maux de tête aussi. Sentiment de peur. « Je craque. A l’aide !… » Le joint fut fait par un infirmier de Poum.
(Là, il avale une gorgée de bière, ménageant sciemment ses effets.)
Sylvaine fut violée à son arrivée en guise de welcome.
Après, les gens, tu vois... les gens… les gens dirent qu’en fait… qu’en fait, c'est plus compliqué que ça… (il baisse le ton, feint de regarder peureusement à droite et à gauche) elle aurait eu (il chuchote) : des relations suivies avec un Indigène...!
(Il se redresse, réendosse ce sourire goguenard qui lui va bien aux traits, il le sait.)
À partir de là, que peux-tu ajouter ? rappeler à ces bonnes gens qu'une femme peut porter plainte à juste titre contre son mari… ou ricaner que c'est bien fait pour sa gueule, à cette salope...
Bon… Sylvaine est rentrée en métropole. La suite fut comique aussi.
– Tss, tss, Laurent, pas de cynisme comme ça !
J’en profite pour leur proposer un verre, aux frais de la maison. Ils acceptent une autre bière. Je surprends le regard éloquemment appréciateur de Laurent prenant les mensurations de notre belle silencieuse, enfermée dans l’espace clos d’un cendrier que je vide régulièrement.
– T’as pas de Number one, l’ami ? me demande Laurent, goguenard.
– J’ai de la Forster.
– Non, non, interrompt Charlie, continue comme t’as commencé, c’est parfait. Toi aussi, Laurent, si tu continuais ?
– Oui…
– Tu en étais à la fin : « comique aussi »…
– Awa ! Donc, tout ça s’ébruita, fit la une des torchons, et de fortes sommes furent proposées à qui voudrait bien s’y rendre... Un zozo de première, qui « avait fait, Beroute » fit coutume, comme il se doit : tissu, billet et cigarettes, et amena sa famille ! Après le premier caillassage, il retourna faire coutume, tissu, billets, et cigarettes ; puis, après les autres caillassages, il… prit peur et l’ôngin s’en retourna sagement en métropole vivre auprès de ses parents le reste de son âge.
Et tout aurait pu s’arrêter là… Mais il y eut d’autres téméraires, d’autres agressions, d’autres viols.
Les prix montèrent encore.
– On dirait du Gombrowicz, ricana Charlie.
– Je crois que la permanence est maintenant assurée par le dispensaire de Poum, sur la Grande Terre, donc. L’infirmier ou le médecin doit venir en hélico, avec les gendarmes. La sage-femme vient de Koumac, dans les mêmes conditions…
J’ai quand même entendu le maire des Belep, à la radio, confier, suite à tous ces incidents, que ce n’était pas pire qu’ailleurs…
Enfin…
(Il savoure à nouveau une gorgée de bière, s’essuie la bouche, soupire…)
Enfin… Pire qu’à Beroute, en tous cas.
Nous avons souri à la chute. Laurent apprécie. Charlie médite.
– Au fait, Charlie, et ta nouvelle sur l’idée que je t’avais refilée ?
– Euh ? Je l’ai là !
– Ben, tu nous la lis, Charlie, tu nous la lis, politesse exige.
Charlie déplie les deux feuillets qu’il vient d’extraire de sa poche revolver. Il toussote. Repousse le souvenir d’une mèche rebelle sur son œil droit ; il a une belle voix, un peu rauque, avec de curieux et brefs accents juvéniles.
Des veines d'un caillou qu'il frappe au même instant
il fait jaillir un feu qui pétille en sortant"
Boileau (Lutrin, III)
Une rencontre, peut-être
Après deux longues journées de pluie intense, le ciel, balayé par les vents du large, s'égayait d'étoiles qui dessinaient l'étoffe dont se revêt la nuit. Je décidai de laisser du temps au temps… et à la bière qui n'attendait que mon bras, dans la fraîcheur du réfrigérateur, et sortis.
L'air était plus vif que je ne le soupçonnais. Je frissonnais en marchant, d'un pas redevenu miraculeusement souple, vers la mer. Parvenu au bord de l'eau, je me laissai tomber sur le sable, ôtai mes chaussures, et agitai béatement mes orteils tout en caressant des yeux les astres lointains et clignotants.
J'étais. Pas même "bien", tout simplement j'étais. Tout comme au premier jour du monde, gagné peu à peu par la lancinante et mélancolique palpitation de l'océan. Les vagues amollies expiraient tendrement à mes pieds. Le temps n'avait plus cours. J'étais vague, remugle hauturier, respiration marine, grain de sable, parcelle d'éternité sise en un battement quelconque de la paupière du Dieu-Néant.
Doux et vain clapotement.
Au Nord, J'aperçus le rougeoiement d'un feu, tandis que, simultanément, un vent fraternel offrait à mes narines les effluves poivrés des niaoulis en flamme.
Je ne saurais décrire la léthargique félicité qui m'emplit alors. Êtres et choses reposaient à leur place ; ce qui devait être était, voilà tout.
Il surgit sans que je l'entende arriver et je ne m'en étonnai pas. Il s'assit près de moi, sans mot dire, et nous contemplâmes ensemble la frange mousseuse où s'épousaient, paupières closes, l'océan et les cieux, ces deux infinis sombres.
Comme s'écoule et filtre le sable de nos mains, du temps passa, vide et plein. Dans le lointain, hurlaient des chiens ; se mêlait, voulais-je croire sans en être certain, aux aboiements canins le cri mythique du cagou. Quoique la plage fût exempte de pierres, de galets, deux cailloux, deux pierres noires, avaient surgi entre les mains de mon nocturne visiteur, qui, les frappant, en fit jaillir des sons secs comme des étincelles. Sans en connaître la raison, absurdement, je ris. Sans s'en offusquer, il m'expliqua qu'un jour les dieux avaient demandé aux hommes de choisir entre l'igname et la pierre. Les hommes avaient choisi l'igname. La pierre ignore la maladie, les changements d'écorce et les jours et la nuit et l'amour et l'ennui ; elle est inaccessible à la douleur, ajouta-t-il, mais l'homme préfère l'igname.
Tout en parlant, il ne cessait de frapper ses cailloux l'un contre l'autre et j’écoutais, stupide et envoûté, bercé par le rythme de ses gestes, par le choc répété des pierres, par le son de sa voix qui se muait en chant, harmonieuse cadence qui, des ondes alanguies, épousait le pas à jamais recommencé, la primordiale danse.
Il me dit avoir opté pour la pierre, jadis, contre l'avis du clan. Dans l'obscurité, seules sa tête et ses mains m'apparaissaient, et son ton était celui-là même dont Verlaine nous révéla qu'ils ont "l'inflexion des voix chères qui se sont tues".
Peut-être attendait-il de ma part une parole de sympathie, un geste de compréhension. Je n'en fus pas capable. N'appartenais-je pas, moi aussi à la catégorie commune de ceux qui préfèrent l'igname à la pierre, la douleur à l'absence ?
La sérénité parfaite et nulle du sage demeurera pour moi tentation pure, aussi inaccessible que le sont à mes doigts les trop lointains nuages qui semblaient, par-dessus la cape de vert sombre et végétal, s'accrocher aux sommets de la Chaîne.
Là-haut, Sur la montagne proche, la montagne blessée, aux flancs abrupts écorchés, aux veines rouges et saillantes, saignantes, les camions accomplissaient déjà leur besogne d'insectes.
Le jour s'efforçait à renaître, le cycle de la vie se poursuivait. L'igname l'emportait, une fois de plus. Je voulus communiquer ces pensées confuses et pâles à mon compagnon de veille, il avait disparu.
Au Nord, les flammes empourpraient maintenant l'horizon que le soleil, timide encore, teintait de pastels, rose, jaune et vert entremêlés.
Sur le sable humide, je ne lus nulle trace de pas, mais, poussés par le vent sans doute, quelques lambeaux d'écorces, de peaux, tournaient autour de deux petites pierres oblongues évoquant vaguement la forme d'un foie.
Je suis rentré, en longeant l'océan, les pieds dans le bleu clapotis tandis que l'astre du jour, soudain pressé, chassait les derniers rêves de la nuit. Une nuée d'oisillons, comme dans l'air un frisson de lumière, s'envola à reculons à mon approche.
J'étais de retour. Chez moi, où, dans la fraîcheur du réfrigérateur, une bière n'attendait que mon bras.
On a applaudi, Laurent, moi- et Max, qui avait donc aussi l’oreille fine. Charlie la jouait modeste, ravi, presque rougissant sous ses dehors bougons. Ces trois là m’étaient fort sympathiques.
Charlie a regardé sa montre. « Faut qu’on ».
Des poignées de main, des regards d’intelligence, et les deux Zors avaient filé sous mon sourire de bistrotier
Deux hommes se sont arrimés au bar, la quarantaine, sportifs, souriants. Des retrouvailles, sans doute : ils parlent un peu trop fort, et leurs gestes, leurs mimiques, paraissent un rien exagérés.
Dans un sourire, ils me commandent deux bières.
Le plus grand des deux tient le crachoir. Je tends l’oreille.
– Tu vois, je voulais écrire quelque chose, à partir de cette histoire de vieille ou très vieille bonne sœur qui s’était fait violer aux Belep.
Là, c’est plus fort que moi, tout en posant leur consommation, je saute sur l’occasion :
– Si vous êtes venus pour la soirée littéraire, vous vous êtes trompés de jour, c’est le jeudi à partir de vingt heures. Ce soir, c’est un concert.
– Et trompés d’heure. Puisque c’est le soir.
Il ne me reste plus qu’à sourire, torché de main de maître. Je me replie vers ma caisse et mon tabouret et… ouvre mes pavillons.
– La vieille bonne sœur des Belep n'était pas si vieille que ça... dans les cinquante, au max, et pas trop bonne sœur non plus…
– Arrête ! J’ai inventé cette histoire ?
– Pas inventé, puisque j’ai reconnu des éléments de celle de départ. Bon, tu philosopheras après, Charlie, là, je raconte.
C’était juste une infirmière, pas une nonne. Laisse tomber tes fantasmes de viols de carmélites, Charlie.
C’est son point faible, dit–il, en s’adressant à moi.
Une infirmière à l’évidence totalement à l’ouest : elle ne bougeait pas des Belep, groupait ses congés pour tout prendre, d’un coup, en métropole… Encore, la jouer comme ça sur quelques mois… Mais année après année ?
Tu sais quoi, je reprendrais bien une bière. Oui ? Notre ami poète va se faire un plaisir de nous en remettre une.
Bref, à l'époque je suis allé voir Manou qui remplaçait la Sylvaine qui était, comme il se doit, en France.
Tout en servant les bières, j’ose : « Sylvaine, c’est la bonne sœur ? »
Vous avez l’oreille éveillée, sourit Charlie.
J’avais oublié de le dire, c’est ça ? Vous aviez compris, la preuve ! Oui, Sylvaine, la bonne sœur ! J’exige un auditoire à la mesure de mon talent, qu’on se le dise ! Bon… ça ne vous dérange pas trop, les duettistes, si je reprends le cours de mon récit ? Non ? Merci… Bien.
A mon arrivée aux Belep, Manou, qui est la personne la plus sociable et positive que je connaisse (le genre à être appréciée de tous –et en un temps record !– dans les moindres kibboutz, ashrams, camps de jeunes, clubs de tous poils, auberges de jeunesse, vous voyez le genre,) Manou, donc, qui effectuait le remplacement annuel de Sylvaine, la bonne sœur, commençait à craquer par rapport aux boulons de ses volets que l'on dévissait la nuit et aux bites en bois qu'elle retrouvait dans le jardin !
Elle avait mis des doubles rideaux dans sa chambre, se déshabillait dans sa salle de bain, portait une chemise de nuit la nuit. Pour les bites en bois, elle n’avait pas trouvé d’usage. Elle les jetait en tas, dans un coin du jardin.
Pour tout soutien, Manou avait le postier et deux sœurs, deux grasses jeunes femmes, dont l’une, la plus jeune, me semblait à vrai dire un peu simplette.
Sinon, au mieux, l'indifférence.
J’abrège.
Sur mes conseils, Manou décide de rentrer avec moi une semaine avant le retour de Sylvaine. Coups de téléphone aux autorités prétendument compétentes... Grosse déprime. Maux de tête aussi. Sentiment de peur. « Je craque. A l’aide !… » Le joint fut fait par un infirmier de Poum.
(Là, il avale une gorgée de bière, ménageant sciemment ses effets.)
Sylvaine fut violée à son arrivée en guise de welcome.
Après, les gens, tu vois... les gens… les gens dirent qu’en fait… qu’en fait, c'est plus compliqué que ça… (il baisse le ton, feint de regarder peureusement à droite et à gauche) elle aurait eu (il chuchote) : des relations suivies avec un Indigène...!
(Il se redresse, réendosse ce sourire goguenard qui lui va bien aux traits, il le sait.)
À partir de là, que peux-tu ajouter ? rappeler à ces bonnes gens qu'une femme peut porter plainte à juste titre contre son mari… ou ricaner que c'est bien fait pour sa gueule, à cette salope...
Bon… Sylvaine est rentrée en métropole. La suite fut comique aussi.
– Tss, tss, Laurent, pas de cynisme comme ça !
J’en profite pour leur proposer un verre, aux frais de la maison. Ils acceptent une autre bière. Je surprends le regard éloquemment appréciateur de Laurent prenant les mensurations de notre belle silencieuse, enfermée dans l’espace clos d’un cendrier que je vide régulièrement.
– T’as pas de Number one, l’ami ? me demande Laurent, goguenard.
– J’ai de la Forster.
– Non, non, interrompt Charlie, continue comme t’as commencé, c’est parfait. Toi aussi, Laurent, si tu continuais ?
– Oui…
– Tu en étais à la fin : « comique aussi »…
– Awa ! Donc, tout ça s’ébruita, fit la une des torchons, et de fortes sommes furent proposées à qui voudrait bien s’y rendre... Un zozo de première, qui « avait fait, Beroute » fit coutume, comme il se doit : tissu, billet et cigarettes, et amena sa famille ! Après le premier caillassage, il retourna faire coutume, tissu, billets, et cigarettes ; puis, après les autres caillassages, il… prit peur et l’ôngin s’en retourna sagement en métropole vivre auprès de ses parents le reste de son âge.
Et tout aurait pu s’arrêter là… Mais il y eut d’autres téméraires, d’autres agressions, d’autres viols.
Les prix montèrent encore.
– On dirait du Gombrowicz, ricana Charlie.
– Je crois que la permanence est maintenant assurée par le dispensaire de Poum, sur la Grande Terre, donc. L’infirmier ou le médecin doit venir en hélico, avec les gendarmes. La sage-femme vient de Koumac, dans les mêmes conditions…
J’ai quand même entendu le maire des Belep, à la radio, confier, suite à tous ces incidents, que ce n’était pas pire qu’ailleurs…
Enfin…
(Il savoure à nouveau une gorgée de bière, s’essuie la bouche, soupire…)
Enfin… Pire qu’à Beroute, en tous cas.
Nous avons souri à la chute. Laurent apprécie. Charlie médite.
– Au fait, Charlie, et ta nouvelle sur l’idée que je t’avais refilée ?
– Euh ? Je l’ai là !
– Ben, tu nous la lis, Charlie, tu nous la lis, politesse exige.
Charlie déplie les deux feuillets qu’il vient d’extraire de sa poche revolver. Il toussote. Repousse le souvenir d’une mèche rebelle sur son œil droit ; il a une belle voix, un peu rauque, avec de curieux et brefs accents juvéniles.
Des veines d'un caillou qu'il frappe au même instant
il fait jaillir un feu qui pétille en sortant"
Boileau (Lutrin, III)
Une rencontre, peut-être
Après deux longues journées de pluie intense, le ciel, balayé par les vents du large, s'égayait d'étoiles qui dessinaient l'étoffe dont se revêt la nuit. Je décidai de laisser du temps au temps… et à la bière qui n'attendait que mon bras, dans la fraîcheur du réfrigérateur, et sortis.
L'air était plus vif que je ne le soupçonnais. Je frissonnais en marchant, d'un pas redevenu miraculeusement souple, vers la mer. Parvenu au bord de l'eau, je me laissai tomber sur le sable, ôtai mes chaussures, et agitai béatement mes orteils tout en caressant des yeux les astres lointains et clignotants.
J'étais. Pas même "bien", tout simplement j'étais. Tout comme au premier jour du monde, gagné peu à peu par la lancinante et mélancolique palpitation de l'océan. Les vagues amollies expiraient tendrement à mes pieds. Le temps n'avait plus cours. J'étais vague, remugle hauturier, respiration marine, grain de sable, parcelle d'éternité sise en un battement quelconque de la paupière du Dieu-Néant.
Doux et vain clapotement.
Au Nord, J'aperçus le rougeoiement d'un feu, tandis que, simultanément, un vent fraternel offrait à mes narines les effluves poivrés des niaoulis en flamme.
Je ne saurais décrire la léthargique félicité qui m'emplit alors. Êtres et choses reposaient à leur place ; ce qui devait être était, voilà tout.
Il surgit sans que je l'entende arriver et je ne m'en étonnai pas. Il s'assit près de moi, sans mot dire, et nous contemplâmes ensemble la frange mousseuse où s'épousaient, paupières closes, l'océan et les cieux, ces deux infinis sombres.
Comme s'écoule et filtre le sable de nos mains, du temps passa, vide et plein. Dans le lointain, hurlaient des chiens ; se mêlait, voulais-je croire sans en être certain, aux aboiements canins le cri mythique du cagou. Quoique la plage fût exempte de pierres, de galets, deux cailloux, deux pierres noires, avaient surgi entre les mains de mon nocturne visiteur, qui, les frappant, en fit jaillir des sons secs comme des étincelles. Sans en connaître la raison, absurdement, je ris. Sans s'en offusquer, il m'expliqua qu'un jour les dieux avaient demandé aux hommes de choisir entre l'igname et la pierre. Les hommes avaient choisi l'igname. La pierre ignore la maladie, les changements d'écorce et les jours et la nuit et l'amour et l'ennui ; elle est inaccessible à la douleur, ajouta-t-il, mais l'homme préfère l'igname.
Tout en parlant, il ne cessait de frapper ses cailloux l'un contre l'autre et j’écoutais, stupide et envoûté, bercé par le rythme de ses gestes, par le choc répété des pierres, par le son de sa voix qui se muait en chant, harmonieuse cadence qui, des ondes alanguies, épousait le pas à jamais recommencé, la primordiale danse.
Il me dit avoir opté pour la pierre, jadis, contre l'avis du clan. Dans l'obscurité, seules sa tête et ses mains m'apparaissaient, et son ton était celui-là même dont Verlaine nous révéla qu'ils ont "l'inflexion des voix chères qui se sont tues".
Peut-être attendait-il de ma part une parole de sympathie, un geste de compréhension. Je n'en fus pas capable. N'appartenais-je pas, moi aussi à la catégorie commune de ceux qui préfèrent l'igname à la pierre, la douleur à l'absence ?
La sérénité parfaite et nulle du sage demeurera pour moi tentation pure, aussi inaccessible que le sont à mes doigts les trop lointains nuages qui semblaient, par-dessus la cape de vert sombre et végétal, s'accrocher aux sommets de la Chaîne.
Là-haut, Sur la montagne proche, la montagne blessée, aux flancs abrupts écorchés, aux veines rouges et saillantes, saignantes, les camions accomplissaient déjà leur besogne d'insectes.
Le jour s'efforçait à renaître, le cycle de la vie se poursuivait. L'igname l'emportait, une fois de plus. Je voulus communiquer ces pensées confuses et pâles à mon compagnon de veille, il avait disparu.
Au Nord, les flammes empourpraient maintenant l'horizon que le soleil, timide encore, teintait de pastels, rose, jaune et vert entremêlés.
Sur le sable humide, je ne lus nulle trace de pas, mais, poussés par le vent sans doute, quelques lambeaux d'écorces, de peaux, tournaient autour de deux petites pierres oblongues évoquant vaguement la forme d'un foie.
Je suis rentré, en longeant l'océan, les pieds dans le bleu clapotis tandis que l'astre du jour, soudain pressé, chassait les derniers rêves de la nuit. Une nuée d'oisillons, comme dans l'air un frisson de lumière, s'envola à reculons à mon approche.
J'étais de retour. Chez moi, où, dans la fraîcheur du réfrigérateur, une bière n'attendait que mon bras.
On a applaudi, Laurent, moi- et Max, qui avait donc aussi l’oreille fine. Charlie la jouait modeste, ravi, presque rougissant sous ses dehors bougons. Ces trois là m’étaient fort sympathiques.
Charlie a regardé sa montre. « Faut qu’on ».
Des poignées de main, des regards d’intelligence, et les deux Zors avaient filé sous mon sourire de bistrotier
Dernière édition par pehache le 08.10.24 16:35, édité 2 fois
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
pehache aime ce message
Re: au café des destins croisés
c'est top, la belle Hélène, ça tient en haleine jusqu'au bout. j'ai attendu de pouvoir lire sur gros écran pour plus de confort. une histoire bien tordue avec deux protagonistes qui ne le sont/étaient pas moins bon à part que l'un a tué... j'ai souri aussi et j'ai carrément rigolé avec le "tordant et triturant un béret entre ses gros doigts- peut-être pour résister à l'appel des narines ?"
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
Re: au café des destins croisés
Lix, j'ai chiotté, je pense avoir rétabli la chose. (Ceci dit, je ne pense pas que ce passage sera le plus apprécié. Mais, bon, ça fait partie du tout.
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Re: au café des destins croisés
Nous le partageons, ce petit plaisir, c'est ça qui est grand.
Ben, le Marcel, il vous lâcherait in petto que, tordus, on l'est tous.
(On disait à Charles le Grand que Pisani était droit, il répondit: oui, comme un tire-bouchon.)
Ben, le Marcel, il vous lâcherait in petto que, tordus, on l'est tous.
(On disait à Charles le Grand que Pisani était droit, il répondit: oui, comme un tire-bouchon.)
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Lix aime ce message
Re: au café des destins croisés
j'aime beaucoup "un recontre, peut-être", plein de poésie et j'adore quand on parle de cailloux. le seul truc qui m'a fait sortir du texte c'est cette image de pierres en forme de foie.
le texte sur la bonne sœur, est plus difficile à saisir.
le texte sur la bonne sœur, est plus difficile à saisir.
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
Re: au café des destins croisés
J’ai aimé la poésie et les images évoquées par le dernier texte( « une rencontre peut-être « ) et Merci pour des mots que je ne connaissais pas ( hauturier, igname, niaouli, cagou…) . . Question: c’est quoi des « zors »…
Fid-ho LAKHA- Messages : 493
Date d'inscription : 07/08/2024
Re: au café des destins croisés
Zor, pour zoreille, métropolitain.
(Le pb, je crois, avec la vieille b s des Belep... c'est que, celle-là, c'est une histoire vraie, réelle, nourrie de témoignages. J'imagine que ça a "pesé".)
Dans bien des histoires d'anthropophagie sacrée * on mange le cœur ou le foie**.
* La NC était un cas unique d’anthropophagie à but alimentaire. En période de disette (cyclone) on allait croquer des gens d'une tribu "garde-manger" (c'est l'expression locale).
Avant l'arrivée des Blancs, je le rappelle, la roussette était le seul mammifère comestible, à part l'homme.
** J'ai bien connu un homme, un Camerounais dans le village duquel un sorcier (du village voisin) avait été tué et son foie mangé. Quand, bien des années plus tard, mon père le taquinait, cet homme, Paul, répondait à son ancien employeur: "mais, Patron, vous savez bien que je n'étais pas là ce soir-là". Paul, boxeur, drôle, dynamique était mon héros d'enfance...
(Le pb, je crois, avec la vieille b s des Belep... c'est que, celle-là, c'est une histoire vraie, réelle, nourrie de témoignages. J'imagine que ça a "pesé".)
Dans bien des histoires d'anthropophagie sacrée * on mange le cœur ou le foie**.
* La NC était un cas unique d’anthropophagie à but alimentaire. En période de disette (cyclone) on allait croquer des gens d'une tribu "garde-manger" (c'est l'expression locale).
Avant l'arrivée des Blancs, je le rappelle, la roussette était le seul mammifère comestible, à part l'homme.
** J'ai bien connu un homme, un Camerounais dans le village duquel un sorcier (du village voisin) avait été tué et son foie mangé. Quand, bien des années plus tard, mon père le taquinait, cet homme, Paul, répondait à son ancien employeur: "mais, Patron, vous savez bien que je n'étais pas là ce soir-là". Paul, boxeur, drôle, dynamique était mon héros d'enfance...
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Fid-ho LAKHA aime ce message
Re: au café des destins croisés
Contrairement à Lix, j'ai plus accroché à "la vieille bonne sœur" qu'au texte suivant. (Les Belep sans doute...)
Jean Paul- Messages : 189
Date d'inscription : 06/08/2024
Re: au café des destins croisés
Jean Paul a écrit:Contrairement à Lix, j'ai plus accroché à "la vieille bonne sœur" qu'au texte suivant. (Les Belep sans doute...)
Pas accroché, non plus à la bonne sœur…
Fid-ho LAKHA- Messages : 493
Date d'inscription : 07/08/2024
Re: au café des destins croisés
Max et le patron
La pluie, le vent l’apporte. Le vent. La pluie. La porte. Touchés, mais dans quel ordre ? Quelques consos. Le train-train, sous l’œil de Max qui bout. Qu’il bouille !
Bon, allez, Beau Geste, prête-lui l’oreille…
- Vous savez, je n’ai pas osé lui dire, à Laurent, et puis, ils sont sortis si vite… Il me semble que je l’ai déjà vu, en Calédonie, justement. La coïncidence serait trop forte pour n’être qu’une coïncidence, je vais vous raconter.
- Bon… Je haussai les épaules et lui servis un café. Toujours noir, Max ?
- Oui.
Il paraissait sonné. Trop vieille chouette, je ne comprendrais que plus tard qu’il devait se demander si tous ces signes étaient à lire comme de bons ou de mauvais présages concernant son avenir, son avenir tout proche : la venue de sa promise... Alors, visiblement ému, peut-être pour noyer un peu le poisson, ou reprendre pied, il est d’abord revenu sur Belep…
C'est singulier, ce récit des bonnes sœurs sur les Belep, et de l'infirmière aussi, parce que je les ai connues. Les bonnes sœurs, je veux dire. Je me suis rendu à plusieurs reprises sur cette île pour des histoires de microprojets économiques, j'ai même, une fois, après le passage dévastateur d'un cyclone, été désigné pour accompagner un envoi de végétaux : secours agricoles aux Iliens du généreux grand père de la nation blanche.
Je… Je n'arrive pas à traduire exactement mon sentiment au souvenir de cette communauté de bonnes sœurs qui assuraient un service de cantine pour les gens de passage. Le terme "compassionnel" serait peut être le plus approchant. Hormis celle qui semblait être leur "chef", et qui n'était pas la moins espiègle du groupe, c'étaient toutes des femmes relativement âgées, originaires de la zone pacifique.
Aller manger chez elles, eh bien !, c'était se restaurer de choses simples et bonnes (poisson blanc frit, riz ou igname et gâteau maison), dans une ambiance bon-enfant. Une atmosphère toute de fraîcheur et d'innocence t'imprégnait réellement lorsque tu les surprenais dans leur cuisine, et riais avec elles au spectacle de leurs gamineries…
Il y a bien sûr tout le passé de l'île, de ses gens, lorsqu'elle était une léproserie… mais, vraiment, le souvenir le plus fort que je conserve des Belep, c'est cet enthousiasme, la fraîcheur communicative de ces bonnes sœurs. Aujourd'hui, avec le recul, je dirais que, perdues là-haut, sur leur île, au milieu des Kanaks qui toléraient leur présence peut-être exactement pour ça… eh bien ! elles semblaient comme hors de toute atteinte de la laideur du monde.
Je l’ai laissé reprendre souffle, boire son café froid sans y penser, j’ai vaqué à mes occupations de taulier. Je n’ai pas, moi, d’appétence particulière pour le viol des Carmélites ou béatifiées, et le sujet m’ennuyait un peu, de même que le ton vaguement niais de mon narrateur. Le pensant mieux disposé, je me suis rapproché...
- Des Belep, un de mes collègues est revenu dans un avion sanitaire, assis sur des sacs de poissons en compagnie d’un cadavre rapatrié sur la Grande Terre…
- Alors, ce Laurent ?
- Voilà, il était avec un autre homme, un compositeur,
- Mitan ?
- Que ?... ça !...
- Il vient de sortir du café.
- Yves Mitan ?
- Oui.
- Un compositeur ?
- Oui.
- Non !
- Si.
- Un homme de mon âge ?
- Non. Le mien serait juste un peu trop vieux pour être votre fils.
- Des homonymes, alors, sans doute. Mais… Mais comment ?
- Parce qu’il venait de sortir sans doute, qu’il est le seul compositeur ayant vécu en Calédonie dont je connaisse le nom, et puis, Max, parce qu’il me vient parfois des… illuminations.
- Justement !
- Justement quoi, grands dieux ?
- Laissez-moi finir ! Laurent et ce Yves Mitan… Euh… C’était en brousse. Au Passiflore de Koumac. Propre. Une petite piscine. Une gentille serveuse caldoche, la trentaine, rousse pâle, constellée de taches de rousseur pâles aussi, agréablement ronde, avenante, souriante. Bon… Tout le monde connaît le fameux préjugé colonial selon lequel l’accueil de l’hôtellerie calédonienne est en-dessous de tout. Ce préjugé s’avère fondé.
- En clair, vous conseillez de passer la nuit au Passiflore de Koumac ? C’est intéressant mais assez peu d’actualité, en ce qui me concerne.
- Oui, bon… Il y avait l’œil du patron, tout jeune, qui ne cessait de vadrouiller de l’un à l’autre… C’était au bar, ils sont arrivés en discutant. J’ai écouté, puis payé ma tournée, participé un peu… Je vous raconte.
Laurent était entré en ricanant, soutenant que la dialectique érotique de Platon était une histoire de vieux schnoque qui cherchait à donner sens à son présent… « Tu verras le beau dans les belles âmes. » Ben tiens donc, parce que, justement, une belle âme, ça vieillit bien, tandis qu’un beau corps, ça vieillit mal. Tu comprends le joint ?
- Nébuleux, ton truc… avait coupé Mitan.
- Pas nébuleux du tout ! En vieillissant, tu t’éloignes du beau corporel, dans tous les sens ! Ton corps est laid, celui de tes compagnes aussi… Mais ! mais tu te rapprocherais du vrai beau, spirituel… Une morale d’esclaves, oui !
- D’accord, mais Socrate, ai-je tenté… m’immisçant dans la conversation.
On avait tous soif, on a donc éclusé quelques bières, des Number One, en écrasant des moustiques. Puis, Mitan est devenu plus sérieux, ou, comment dire, comme habité.
Je dois vous avouer que j’en avais pour mon compte. D’abord, je ne suis pas un fanatique des discussions oiseuses. De plus, je bois rarement et l’effet se faisait sentir- et pas seulement sur ma vessie. Tenez, une anecdote, pour vous. Lors de mes passages par la case toilettes, je croisais régulièrement deux colosses kanaks : le patron dirigeait un concours de picole entre un Néo-Zélandais, quinquagénaire droit comme un i, et mes deux hercules enrobés. Bière et whisky. Les deux Mélanésiens finiront par jeter l’éponge, ils sortiront en titubant, mais avant, le N-Z se sera levé, aura salué, et, la marche sûre, aura emporté avec lui, dans la nuit, son secret : comment faisait-il pour ne jamais aller pisser ?
- Ah ! Les Mystères des Grands Anciens… Mais Mitan, que disait-il ?
- Il soutenait que toutes les vies humaines représentent ou incarnent un mythe passé, un « mythème, pour le moins » répétait-il. Il citait abondamment des auteurs dont j’ignorais l’existence. Il posait que chacun d’entre nous ne vivrait que pour répéter un archétype, et des lieux, des topoi, disait-il. Pour certains, le fait est bref, court le moment où ils réincarnent le temps premier. Pour d‘autres, leur vie, incessamment, les ramène à ce nœud. Je le revois, psalmodiant : « Des Orphée, des Médée, des Ulysse par paquets de lames jetés, chacun à sa façon, réécrivant le mythe, avec banalité ici, horreur, volupté, pourquoi pas ?, là ? » Et encore : « Des Héros, des Saints, des Prophètes, des Guerriers, des Stratèges, frères d’éphémère, des Rois et des Reines, des Sorcières… » Et répétant : « Il faut lire les dix-neuf roses ! et le navire Argo ! »
Il délirait à moitié, je me suis demandé s’il n’avait pas consommé du cannabis, ou autre chose, enfin, il semblait vraiment transporté et récitait des catalogues héroïques… auxquels, à vrai dire, je ne comprenais pas grand-chose, mais que, curieusement, et probablement en raison de la force de conviction qui l’animait, j’ai retenus… « Icare brisé, Thésée, son fil arachnéen… le Serpent, le serpent de la Bible et de l’Amazonie, le minotaure, Prométhée, Épiméthée, le cavalier de Samarkand, la belle qui dormit cent ans, le Mari Trompé, L’enfant qui n’est que la vengeance du père ; celui qu’Éros de mille flèches perce et transperce et retransperce encore. Et Premier Homme, et »…
- Tout ayant déjà été joué, il ne nous revient plus que de répéter, c’est ça, le vrai chagrin de l’homme, s’était alors écrié Laurent ! On est venu trop tard. C’est ça, qu’il pige, Œdipe, pas autre chose, quand il se crève les yeux. L’impuissance de l’homme, jouet de récits, de schémas, de contraintes auxquels il ne peut échapper… Sisyphe ! Et il faudrait être heureux, en plus ? Tu veux nous faire retourner à ça ?
- Je ne veux rien. Regarde autour de toi… a répondu Mitan.
- Je lui ai demandé, alors, en bâillant, s’il savait quel « mythème » était son lot.
- Moi ? J’ai lu mon histoire dans un roman de Bioy-Casarès, une histoire de cercle de vie, une erreur de bifurcation que je dois retrouver. Quitte à en mourir. Ou même pour en mourir.
Voilà, l’histoire s’arrête là, elle m’a longtemps intriguée.
Au matin, quand je me suis levé avec la gueule de bois, la patronne, mère du patron, m’a appris, au cours d’une conversation en tous points amicale, qu’ils étaient partis tôt et qu’elle ne les avait jamais vus avant ce jour. La veille, elle accouchait, me lança-t-elle avec un clin d’œil. « Je suis sage-femme, aussi », avait-t-elle ajouté, hilare, devant ma mine ébahie.
- Patron ! J’ai soif et mon copain aussi !
Deux crétins alcooliques tambourinent sur le comptoir. J’abandonne Max, Laurent et les divagations de ce Mitan, pour les servir. J’ai le sourire bonhomme mais les yeux froids. Ils comprennent. Ces types-là savent lire les cafetiers comme les cafetiers les lisent. Ils vont picoler gentiment, remplir mon tiroir-caisse, et ne pas trop se faire remarquer.
J’aurais bien aimé le rencontrer, son petit patron du Passiflore, pour discuter le coup, entre professionnels de la profession. Et puis, il savait peut-être, pour le Néo-Zélandais…
La pluie, le vent l’apporte. Le vent. La pluie. La porte. Touchés, mais dans quel ordre ? Quelques consos. Le train-train, sous l’œil de Max qui bout. Qu’il bouille !
Bon, allez, Beau Geste, prête-lui l’oreille…
- Vous savez, je n’ai pas osé lui dire, à Laurent, et puis, ils sont sortis si vite… Il me semble que je l’ai déjà vu, en Calédonie, justement. La coïncidence serait trop forte pour n’être qu’une coïncidence, je vais vous raconter.
- Bon… Je haussai les épaules et lui servis un café. Toujours noir, Max ?
- Oui.
Il paraissait sonné. Trop vieille chouette, je ne comprendrais que plus tard qu’il devait se demander si tous ces signes étaient à lire comme de bons ou de mauvais présages concernant son avenir, son avenir tout proche : la venue de sa promise... Alors, visiblement ému, peut-être pour noyer un peu le poisson, ou reprendre pied, il est d’abord revenu sur Belep…
C'est singulier, ce récit des bonnes sœurs sur les Belep, et de l'infirmière aussi, parce que je les ai connues. Les bonnes sœurs, je veux dire. Je me suis rendu à plusieurs reprises sur cette île pour des histoires de microprojets économiques, j'ai même, une fois, après le passage dévastateur d'un cyclone, été désigné pour accompagner un envoi de végétaux : secours agricoles aux Iliens du généreux grand père de la nation blanche.
Je… Je n'arrive pas à traduire exactement mon sentiment au souvenir de cette communauté de bonnes sœurs qui assuraient un service de cantine pour les gens de passage. Le terme "compassionnel" serait peut être le plus approchant. Hormis celle qui semblait être leur "chef", et qui n'était pas la moins espiègle du groupe, c'étaient toutes des femmes relativement âgées, originaires de la zone pacifique.
Aller manger chez elles, eh bien !, c'était se restaurer de choses simples et bonnes (poisson blanc frit, riz ou igname et gâteau maison), dans une ambiance bon-enfant. Une atmosphère toute de fraîcheur et d'innocence t'imprégnait réellement lorsque tu les surprenais dans leur cuisine, et riais avec elles au spectacle de leurs gamineries…
Il y a bien sûr tout le passé de l'île, de ses gens, lorsqu'elle était une léproserie… mais, vraiment, le souvenir le plus fort que je conserve des Belep, c'est cet enthousiasme, la fraîcheur communicative de ces bonnes sœurs. Aujourd'hui, avec le recul, je dirais que, perdues là-haut, sur leur île, au milieu des Kanaks qui toléraient leur présence peut-être exactement pour ça… eh bien ! elles semblaient comme hors de toute atteinte de la laideur du monde.
Je l’ai laissé reprendre souffle, boire son café froid sans y penser, j’ai vaqué à mes occupations de taulier. Je n’ai pas, moi, d’appétence particulière pour le viol des Carmélites ou béatifiées, et le sujet m’ennuyait un peu, de même que le ton vaguement niais de mon narrateur. Le pensant mieux disposé, je me suis rapproché...
- Des Belep, un de mes collègues est revenu dans un avion sanitaire, assis sur des sacs de poissons en compagnie d’un cadavre rapatrié sur la Grande Terre…
- Alors, ce Laurent ?
- Voilà, il était avec un autre homme, un compositeur,
- Mitan ?
- Que ?... ça !...
- Il vient de sortir du café.
- Yves Mitan ?
- Oui.
- Un compositeur ?
- Oui.
- Non !
- Si.
- Un homme de mon âge ?
- Non. Le mien serait juste un peu trop vieux pour être votre fils.
- Des homonymes, alors, sans doute. Mais… Mais comment ?
- Parce qu’il venait de sortir sans doute, qu’il est le seul compositeur ayant vécu en Calédonie dont je connaisse le nom, et puis, Max, parce qu’il me vient parfois des… illuminations.
- Justement !
- Justement quoi, grands dieux ?
- Laissez-moi finir ! Laurent et ce Yves Mitan… Euh… C’était en brousse. Au Passiflore de Koumac. Propre. Une petite piscine. Une gentille serveuse caldoche, la trentaine, rousse pâle, constellée de taches de rousseur pâles aussi, agréablement ronde, avenante, souriante. Bon… Tout le monde connaît le fameux préjugé colonial selon lequel l’accueil de l’hôtellerie calédonienne est en-dessous de tout. Ce préjugé s’avère fondé.
- En clair, vous conseillez de passer la nuit au Passiflore de Koumac ? C’est intéressant mais assez peu d’actualité, en ce qui me concerne.
- Oui, bon… Il y avait l’œil du patron, tout jeune, qui ne cessait de vadrouiller de l’un à l’autre… C’était au bar, ils sont arrivés en discutant. J’ai écouté, puis payé ma tournée, participé un peu… Je vous raconte.
Laurent était entré en ricanant, soutenant que la dialectique érotique de Platon était une histoire de vieux schnoque qui cherchait à donner sens à son présent… « Tu verras le beau dans les belles âmes. » Ben tiens donc, parce que, justement, une belle âme, ça vieillit bien, tandis qu’un beau corps, ça vieillit mal. Tu comprends le joint ?
- Nébuleux, ton truc… avait coupé Mitan.
- Pas nébuleux du tout ! En vieillissant, tu t’éloignes du beau corporel, dans tous les sens ! Ton corps est laid, celui de tes compagnes aussi… Mais ! mais tu te rapprocherais du vrai beau, spirituel… Une morale d’esclaves, oui !
- D’accord, mais Socrate, ai-je tenté… m’immisçant dans la conversation.
On avait tous soif, on a donc éclusé quelques bières, des Number One, en écrasant des moustiques. Puis, Mitan est devenu plus sérieux, ou, comment dire, comme habité.
Je dois vous avouer que j’en avais pour mon compte. D’abord, je ne suis pas un fanatique des discussions oiseuses. De plus, je bois rarement et l’effet se faisait sentir- et pas seulement sur ma vessie. Tenez, une anecdote, pour vous. Lors de mes passages par la case toilettes, je croisais régulièrement deux colosses kanaks : le patron dirigeait un concours de picole entre un Néo-Zélandais, quinquagénaire droit comme un i, et mes deux hercules enrobés. Bière et whisky. Les deux Mélanésiens finiront par jeter l’éponge, ils sortiront en titubant, mais avant, le N-Z se sera levé, aura salué, et, la marche sûre, aura emporté avec lui, dans la nuit, son secret : comment faisait-il pour ne jamais aller pisser ?
- Ah ! Les Mystères des Grands Anciens… Mais Mitan, que disait-il ?
- Il soutenait que toutes les vies humaines représentent ou incarnent un mythe passé, un « mythème, pour le moins » répétait-il. Il citait abondamment des auteurs dont j’ignorais l’existence. Il posait que chacun d’entre nous ne vivrait que pour répéter un archétype, et des lieux, des topoi, disait-il. Pour certains, le fait est bref, court le moment où ils réincarnent le temps premier. Pour d‘autres, leur vie, incessamment, les ramène à ce nœud. Je le revois, psalmodiant : « Des Orphée, des Médée, des Ulysse par paquets de lames jetés, chacun à sa façon, réécrivant le mythe, avec banalité ici, horreur, volupté, pourquoi pas ?, là ? » Et encore : « Des Héros, des Saints, des Prophètes, des Guerriers, des Stratèges, frères d’éphémère, des Rois et des Reines, des Sorcières… » Et répétant : « Il faut lire les dix-neuf roses ! et le navire Argo ! »
Il délirait à moitié, je me suis demandé s’il n’avait pas consommé du cannabis, ou autre chose, enfin, il semblait vraiment transporté et récitait des catalogues héroïques… auxquels, à vrai dire, je ne comprenais pas grand-chose, mais que, curieusement, et probablement en raison de la force de conviction qui l’animait, j’ai retenus… « Icare brisé, Thésée, son fil arachnéen… le Serpent, le serpent de la Bible et de l’Amazonie, le minotaure, Prométhée, Épiméthée, le cavalier de Samarkand, la belle qui dormit cent ans, le Mari Trompé, L’enfant qui n’est que la vengeance du père ; celui qu’Éros de mille flèches perce et transperce et retransperce encore. Et Premier Homme, et »…
- Tout ayant déjà été joué, il ne nous revient plus que de répéter, c’est ça, le vrai chagrin de l’homme, s’était alors écrié Laurent ! On est venu trop tard. C’est ça, qu’il pige, Œdipe, pas autre chose, quand il se crève les yeux. L’impuissance de l’homme, jouet de récits, de schémas, de contraintes auxquels il ne peut échapper… Sisyphe ! Et il faudrait être heureux, en plus ? Tu veux nous faire retourner à ça ?
- Je ne veux rien. Regarde autour de toi… a répondu Mitan.
- Je lui ai demandé, alors, en bâillant, s’il savait quel « mythème » était son lot.
- Moi ? J’ai lu mon histoire dans un roman de Bioy-Casarès, une histoire de cercle de vie, une erreur de bifurcation que je dois retrouver. Quitte à en mourir. Ou même pour en mourir.
Voilà, l’histoire s’arrête là, elle m’a longtemps intriguée.
Au matin, quand je me suis levé avec la gueule de bois, la patronne, mère du patron, m’a appris, au cours d’une conversation en tous points amicale, qu’ils étaient partis tôt et qu’elle ne les avait jamais vus avant ce jour. La veille, elle accouchait, me lança-t-elle avec un clin d’œil. « Je suis sage-femme, aussi », avait-t-elle ajouté, hilare, devant ma mine ébahie.
- Patron ! J’ai soif et mon copain aussi !
Deux crétins alcooliques tambourinent sur le comptoir. J’abandonne Max, Laurent et les divagations de ce Mitan, pour les servir. J’ai le sourire bonhomme mais les yeux froids. Ils comprennent. Ces types-là savent lire les cafetiers comme les cafetiers les lisent. Ils vont picoler gentiment, remplir mon tiroir-caisse, et ne pas trop se faire remarquer.
J’aurais bien aimé le rencontrer, son petit patron du Passiflore, pour discuter le coup, entre professionnels de la profession. Et puis, il savait peut-être, pour le Néo-Zélandais…
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Lix aime ce message
Re: au café des destins croisés
Bon, ça ne va pas relever votre appétence pour l'ensemble, je le crains. Mais, pour moi, ça fait partie du "jeu d'ensemble".
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Re: au café des destins croisés
La bouée, l’amer et quelques verres
Il m’a fait signe du bras. Un appel. Celui d’un homme à l’amer. Et j’étais la seule bouée disponible. D’où le geste du bras. Je connais les gestes, les mimiques. Celui-ci voulait une autre bière, mais il voulait surtout parler. Et pourquoi pas, somme toute, avec cette pluie qui rendait toute vraie conversation pénible, je pouvais bien prêter une oreille inattentive et compatissante à son récit, récit que, d’ailleurs, je connaissais par avance, d’expérience.
Le spécimen avait un visage inoubliable, une tête de chat, à mi-chemin de la beauté vide de Mark Dacascos et du danger de Patrick Dewaere ; pour le reste, à part un pendentif de signe astral, le verseau, rien d’autre qu’une quarantaine fatiguée. Bien mis, un peu froissé, et, englué qu’il était dans son monde, comme une mouche dans une anisette, il ne m’avait même pas proposé un verre…
Il y a des mots. Vous savez, hein… Oui, vous le savez. Des mots qu’on ne dit pas, des mots différents pour chacun de nous. Ou qui sonnent faux. Des mots qui remontent loin. A l’enfance. Aux premières amours, aux premiers chagrins, aux décès…, à la vie, hein…
Pour l’un, c’est un prénom. Pierre, par exemple. Votre prénom. Et celui de votre oncle, mort dans une guerre, dans les bras de son frère jumeau, votre père. Non. Ce n’est pas mon histoire. Martine. La fille que vous auriez dû épouser et que vous avez perdue pour une soirée avec… pfff… Ou parce qu’elle…
Oui ! et dès que vous entendez : Martine ! Ou : Sophie ! Ou : Catherine ! Hop, votre cœur s’emballe et le monde tremble. Ou bien c’est Charles. Qui est mort comme un abruti à trente ans d’un cancer de la gorge, d’un accident de voiture, du sida et d’une chute en ski. Charles ! Et le monde se fend. Zip ! Et un souffle passe, chargé d’un peu de Charles et de beaucoup de froid. D’absence.
Charles ! Ou Papa. Ou mon bébé. Hein, mon bébé. Vous imaginez ça, vous ? Mon bébé. Ne plus pouvoir entendre ces deux syllabes sans avoir l’âme en morceaux. Mon bébé.
Il y a des mots aussi, d’autres mots interdits. Des mots sales, comme on dit, aux petits. Touche pas ton zizi, c’est sale. Si, je l’ai entendu. Je vous jure. On dit ça. Et après… Oui, après…
Je t’interdis d’employer ce mot-là à table. Ne traite plus jamais ta mère de… Si tu me parles pas meilleur, bouffon, je vais te…
Des mots ravalés. Vous voyez. On en a tous.
Vous aussi, patron, vous aussi. Et les deux vieux là bas aussi. Et la Belle éplorée. Et même lui, là, qui fait semblant de ne pas entendre. Vous.
… Les mots de la honte, oui, j’oubliais les mots de la honte. Ceux qui rappellent des souvenirs qu’on croyait avoir effacés. Effacés, oui, mais voilà, tu entends : lavabo ! ou Bamako ! ou rue Montoison. Rue d'Isly à Alger… vermine ! ou bute de Sion, Oskar RL… et tout revient, trop vite, trop fort. La tête te tourne. Le manège t’emporte.
Ces mots, on les emploie parfois, sans s’en rendre compte, et puis, soudain, on prend l’écho en pleine poire. Et zoum ! Tout s’écroule. Le quotidien s’efface, on bascule dans l’univers du mot. Le monde de Sophie. De Charles. De zizi. On revit la scène qu’on vomit… Dans le noir, on est petit, on crie…
La face obscure, hein. On a du mal à respirer, tout ça…
Moi, je vote non coupable. L’autre avait dit : cornes, fausse-couche, Bamako, rue des rosiers, bamboula… Vous comprenez, il ne pouvait pas faire autrement. Programmé, qu’il était. Coincé. Pierre qui roule et ne peut s’empêcher de rouler, de rouler…
Le responsable de service l’avait menacé du placard. Il l’a tué.
Ses parents adoptifs. Un yaourt. Ils voulaient le forcer à manger un yaourt. Il a pris le couteau.
Et moi, patron, vous voulez savoir ce que c’est, mon mot, hein ?
Vous voyez, toute ma vie, j’ai été malheureux, d’humeur chagrine, en proie aux désillusions, neurasthénique. J’ai suivi une psychanalyse. Ma femme m’a quitté vers la fin. Elle s’en est trouvé un plus gai. Non, ce n’est pas son nom. Et je n’ai pas d’enfants. Non… C’est ma mère. Je n’ai jamais eu de père, vous voyez. Comme Jésus, oui… Et ma mère, elle était jeune, elle ne m’avait pas souhaité, elle, bien sûr, mais elle était quand même là. Alors, un jour, je lui ai récité un poème, pour la fête des mères. J’en étais au deuxième vers, au je t’aime, elle m’a saisi à la mâchoire, s’est penchée vers moi, et, les yeux dans les yeux, elle m’a dit : « ne me dis plus jamais ce mot-là. »
Et, vous voyez, je ne l’ai plus jamais dit. Jamais.
Je vous offre une bière ?
C’est ce moment-là qu’a choisi Jean-Mi, que je n’avais ni vu ni entendu entrer, pour pousser la chansonnette.
Un mec se lève dans un café
Y’a son sourire qu’est comme coincé
D’un geste lent i’ r’ pousse sa chaise
Et moi j’ ressens comme un malaise
Il est debout les bras ballants
Sa tête tourne et puis observe
La table la chaise le verre de blanc
Et on dirait que ça l’énerve
Il est debout i’ s’ passe rien
Tout le monde se fige ne pense à rien
Le seul mouvement la queue d’un chien
Qu’ est bien le seul à s’ sentir bien
Y’a toujours rien que ce silence
Ce mec debout qui se balance
D’un pied sur l’autr’ j’ voudrais qu’il danse
Ou bien qu’ j’ me lève et que j’ m’élance
Y’a rien à faire y’a qu’à attendre
Qu’i’ s’ pète la gueule ou qu’il se tire
Mais il part pas et il s’étire
Sous nos regards qui l’ changent en cendre
Enfin i’ s’ barre on souffle un coup
Patron un autre j’ me gratte le cou
Il est parti je r’garde sa chaise
- et moi j’ ressens comme un malaise
Quelques applaudissements. Il a enchaîné quatre autres chansons, fait le tour des tables, encaissé la monnaie…
– Salut patron !
– Salut Jean-Mi. Un demi ?
– Est-ce qu’on demande à un aveugle s’il a soif ?
Des remarques comme celles-là justifiaient à elles seule la subvention houblonneuse que j’allouais à Jean-Mi ; pudique, je la cachais toutefois sous le prétexte du paiement de son tour de chant.
Il m’a fait signe du bras. Un appel. Celui d’un homme à l’amer. Et j’étais la seule bouée disponible. D’où le geste du bras. Je connais les gestes, les mimiques. Celui-ci voulait une autre bière, mais il voulait surtout parler. Et pourquoi pas, somme toute, avec cette pluie qui rendait toute vraie conversation pénible, je pouvais bien prêter une oreille inattentive et compatissante à son récit, récit que, d’ailleurs, je connaissais par avance, d’expérience.
Le spécimen avait un visage inoubliable, une tête de chat, à mi-chemin de la beauté vide de Mark Dacascos et du danger de Patrick Dewaere ; pour le reste, à part un pendentif de signe astral, le verseau, rien d’autre qu’une quarantaine fatiguée. Bien mis, un peu froissé, et, englué qu’il était dans son monde, comme une mouche dans une anisette, il ne m’avait même pas proposé un verre…
Il y a des mots. Vous savez, hein… Oui, vous le savez. Des mots qu’on ne dit pas, des mots différents pour chacun de nous. Ou qui sonnent faux. Des mots qui remontent loin. A l’enfance. Aux premières amours, aux premiers chagrins, aux décès…, à la vie, hein…
Pour l’un, c’est un prénom. Pierre, par exemple. Votre prénom. Et celui de votre oncle, mort dans une guerre, dans les bras de son frère jumeau, votre père. Non. Ce n’est pas mon histoire. Martine. La fille que vous auriez dû épouser et que vous avez perdue pour une soirée avec… pfff… Ou parce qu’elle…
Oui ! et dès que vous entendez : Martine ! Ou : Sophie ! Ou : Catherine ! Hop, votre cœur s’emballe et le monde tremble. Ou bien c’est Charles. Qui est mort comme un abruti à trente ans d’un cancer de la gorge, d’un accident de voiture, du sida et d’une chute en ski. Charles ! Et le monde se fend. Zip ! Et un souffle passe, chargé d’un peu de Charles et de beaucoup de froid. D’absence.
Charles ! Ou Papa. Ou mon bébé. Hein, mon bébé. Vous imaginez ça, vous ? Mon bébé. Ne plus pouvoir entendre ces deux syllabes sans avoir l’âme en morceaux. Mon bébé.
Il y a des mots aussi, d’autres mots interdits. Des mots sales, comme on dit, aux petits. Touche pas ton zizi, c’est sale. Si, je l’ai entendu. Je vous jure. On dit ça. Et après… Oui, après…
Je t’interdis d’employer ce mot-là à table. Ne traite plus jamais ta mère de… Si tu me parles pas meilleur, bouffon, je vais te…
Des mots ravalés. Vous voyez. On en a tous.
Vous aussi, patron, vous aussi. Et les deux vieux là bas aussi. Et la Belle éplorée. Et même lui, là, qui fait semblant de ne pas entendre. Vous.
… Les mots de la honte, oui, j’oubliais les mots de la honte. Ceux qui rappellent des souvenirs qu’on croyait avoir effacés. Effacés, oui, mais voilà, tu entends : lavabo ! ou Bamako ! ou rue Montoison. Rue d'Isly à Alger… vermine ! ou bute de Sion, Oskar RL… et tout revient, trop vite, trop fort. La tête te tourne. Le manège t’emporte.
Ces mots, on les emploie parfois, sans s’en rendre compte, et puis, soudain, on prend l’écho en pleine poire. Et zoum ! Tout s’écroule. Le quotidien s’efface, on bascule dans l’univers du mot. Le monde de Sophie. De Charles. De zizi. On revit la scène qu’on vomit… Dans le noir, on est petit, on crie…
La face obscure, hein. On a du mal à respirer, tout ça…
Moi, je vote non coupable. L’autre avait dit : cornes, fausse-couche, Bamako, rue des rosiers, bamboula… Vous comprenez, il ne pouvait pas faire autrement. Programmé, qu’il était. Coincé. Pierre qui roule et ne peut s’empêcher de rouler, de rouler…
Le responsable de service l’avait menacé du placard. Il l’a tué.
Ses parents adoptifs. Un yaourt. Ils voulaient le forcer à manger un yaourt. Il a pris le couteau.
Et moi, patron, vous voulez savoir ce que c’est, mon mot, hein ?
Vous voyez, toute ma vie, j’ai été malheureux, d’humeur chagrine, en proie aux désillusions, neurasthénique. J’ai suivi une psychanalyse. Ma femme m’a quitté vers la fin. Elle s’en est trouvé un plus gai. Non, ce n’est pas son nom. Et je n’ai pas d’enfants. Non… C’est ma mère. Je n’ai jamais eu de père, vous voyez. Comme Jésus, oui… Et ma mère, elle était jeune, elle ne m’avait pas souhaité, elle, bien sûr, mais elle était quand même là. Alors, un jour, je lui ai récité un poème, pour la fête des mères. J’en étais au deuxième vers, au je t’aime, elle m’a saisi à la mâchoire, s’est penchée vers moi, et, les yeux dans les yeux, elle m’a dit : « ne me dis plus jamais ce mot-là. »
Et, vous voyez, je ne l’ai plus jamais dit. Jamais.
Je vous offre une bière ?
C’est ce moment-là qu’a choisi Jean-Mi, que je n’avais ni vu ni entendu entrer, pour pousser la chansonnette.
Un mec se lève dans un café
Y’a son sourire qu’est comme coincé
D’un geste lent i’ r’ pousse sa chaise
Et moi j’ ressens comme un malaise
Il est debout les bras ballants
Sa tête tourne et puis observe
La table la chaise le verre de blanc
Et on dirait que ça l’énerve
Il est debout i’ s’ passe rien
Tout le monde se fige ne pense à rien
Le seul mouvement la queue d’un chien
Qu’ est bien le seul à s’ sentir bien
Y’a toujours rien que ce silence
Ce mec debout qui se balance
D’un pied sur l’autr’ j’ voudrais qu’il danse
Ou bien qu’ j’ me lève et que j’ m’élance
Y’a rien à faire y’a qu’à attendre
Qu’i’ s’ pète la gueule ou qu’il se tire
Mais il part pas et il s’étire
Sous nos regards qui l’ changent en cendre
Enfin i’ s’ barre on souffle un coup
Patron un autre j’ me gratte le cou
Il est parti je r’garde sa chaise
- et moi j’ ressens comme un malaise
Quelques applaudissements. Il a enchaîné quatre autres chansons, fait le tour des tables, encaissé la monnaie…
– Salut patron !
– Salut Jean-Mi. Un demi ?
– Est-ce qu’on demande à un aveugle s’il a soif ?
Des remarques comme celles-là justifiaient à elles seule la subvention houblonneuse que j’allouais à Jean-Mi ; pudique, je la cachais toutefois sous le prétexte du paiement de son tour de chant.
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Re: au café des destins croisés
Max et le patron. Que savait donc le patron du Passiflore à propos du N-Z ? Comment il faisait pour ne jamais passer par la case toilettes ? :-)
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Re: au café des destins croisés
La bouée, l’amer et quelques verres. L'a bien fait d'arriver le Jean-mi pour faire diversion et apporter un peu de bonne humeur, enfin, faut l'dire vite au vu des paroles de sa chanson
Lix- Messages : 926
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Re: au café des destins croisés
Les amants cabossés
Ils hésitaient à se reconnaître. La photo qu’ils avaient présentée n’était pourtant ni trop flatteuse, ni trop différente de la réalité.
Était-ce une façon de se composer sinon un personnage, du moins une posture, de se présenter sous une version pas trop sûre d’elle, était-ce que l’autre, après tout, ne ressemblait pas vraiment à ce qu’elle s’était imaginée ? Peut-être doutait-elle d’elle, tout simplement. Toujours est-il qu’elle avait cru ses cheveux châtains, lui confia-elle, pas remarqué non plus qu’ils fussent si longs. Il s’en excusa. De même pour le blanc dominant.
Lui n’avait pas douté une seconde. Ou, du moins, pas douté que ce fût elle. Mais douté de lui: elle m’a vu, je ne lui conviens pas, elle feint de ne pas me reconnaître. Elle s’en va.
Dans son regard, sur ses épaules aussi, le renoncement déploya ses lourdes ailes grises.
Il se retourna, pourtant. Elle s’était encoignée dans le fond le plus sombre de la salle, près de la porte des WC. Elle faisait mine d’essuyer ses cheveux, blond châtain, mouillés. Elle le regardait.
Il lui a adressé un vague et pauvre sourire. Alors, elle est venue s’asseoir en face de lui, à cette table, en face du bar. Lui, long et sec, elle, ronde et belle.
Ils se taisaient, maintenant. Se jaugeaient. Tu as une belle voix. Et toi, de jolies jambes et un sourire enchanteur. Et il rougit.
Je leur apportai deux bières, qu’ils n’avaient pas commandées. «Cadeau de la maison. Et il y a un concert, ce soir, dans l’arrière-salle, vous devriez venir. Regardez l’affiche en sortant.» Un sourire, et, ange tutélaire, je fermai alors mes pavillons et les laissai, mes deux tourtereaux cabossés, tenter de s’inventer… quoi donc? une amourette? un grand et neuf chagrin? ou, pourquoi pas?, jouvenceaux à jamais, un chemin, un chemin caillouteux, escarpé, semé de ronces griffues; le chemin d’un amour adulte.
Jean-Mi, facétieux Jean-Mi, lesté de quelques demis, a trouvé le moment opportun pour:
Elle avait les seins un peu lourds
J’avais une veste de velours
Elle affichait un air moqueur
Par dessus ses taches de rousseur
Elle avait fait quelques escales
Avait perdu quelques pétales
J’avais deux trois kilos de trop
Qui me donnaient un air costaud
Elle avait juste un peu de bleu
Autour des yeux qu’elle avait verts
J’ai enlevé mon pull-over
Et l’ai posé sur ses épaules
Elle avait une voix posée
Et les lèvres si accueillantes
Que je crois bien que j’ai osé
Lui dire qu’elle était bandante
Elle a demandé un autre verre
L’automne avait des airs d’hiver
L’orchestre jouait, prémonitoire,
Du jazz à vous fout'e le cafard
Quand son mari a dit chérie
Très doucement alors j’ai ri
Je suis allé reprendre un verre
En lui laissant mon pull-over
Elle avait les seins un peu lourds
J’avais une veste de velours
…
elle a gardé mon pull-over
Bêle toujours
Je me souviens dessous les mailles
Dessous les mots de nos étreintes
Il ne m’en reste que la limaille
Sous la fournaise enfin éteinte
De nos amours reste l’émail
Reste l’écorce restent les feintes
Saveur de pomme ou goût de paille
Parfum des saisons défuntes
De nos serments reste l’écaille
La chair à jamais hors d’atteinte
De nos aciers seule la paille
A survécu telle une pointe
Je me souviens comme éventail
De tous nos mots comme de plaintes
Je me souviens et puis je bâille
Au souvenir d’amours défuntes
C’est ça, c’est ça, bêle toujours…
Je contemple l’une des cartes postales accrochées à même la glace, derrière le comptoir. Ce qu’on appelle une photo d’art, sans doute. On y voit un intérieur maghrébin reconnaissable au mobilier et aux enjolivures en stuc qui courent le long du plafond…
Un plafond, immense, blanc, qui dévore l’image.
Je fais durer ma bière.
Dans le miroir, prudemment, j’observe deux denses et minces formes noires, d’où semble émaner la force même, le Mana.
On ne les imaginerait pas jouant au tiercé, ces deux là, échangeant des tuyaux, du genre : Bléno IV dans la sixième, Tuméfié du Neurone, dans la seconde. Non. Pas eux.
On ne les imaginerait pas même en face à face. Ou alors, pour une partie de go, peut-être, une partie infiniment lente au sort toujours reporté.
Mais plus probablement, non, ils ne se parlent pas. Qu’attendent-ils, patiemment, ici précisément ? Quels enjeux ont-ils pu leur assigner cette place ? Quels destins ?
Nulle haine, dans leurs yeux miraculeusement et brièvement croisés. Juste une infinie distance. Comme s’ils vous transperçaient. Pour dire les choses comme elles sont, il faudrait les regarder de loin- et avoir oublié ses lunettes!- pour les prendre pour autre chose que ce qu’ils sont. Et, dés lors, la prudence exige d’en dire le moins possible et de ne les déranger sous aucun prétexte.
Tous les clients ne sont pas du même acabit, bien sûr. La seule présence de ces entités aimables, si, si, forcément, douces Euménides, suffirait à alimenter l’Europe entière en énergie vitale. Ou létale.
Chut, chut, chut !
D’un mouvement de tête, je peux faire le tour de toutes les divisions, mais c’est comme ça partout, n’est-ce pas ? Toute la gamme humaine. Tenez, dans le même genre d’idées, l’eau du Gange où se mêlent les cendres du Mahatma défunt et les excréments de l’intouchable paria. Pareil. En moins poétiquement exprimé, sans doute.
Le chantiste, Jean-Mi, comme l’appelle le patron, accapare l’attention de ce dernier. Ils ont tous les deux le verre à la main. Je prends en route.
« Ça me troue le cul ! Tu te rends compte ? Je te la répète, c’est trop fort. C’était hier, à la radio, une brève, un couple qui s’est tué en voiture, attends, pas dans la même voiture, chacun venait en sens contraire. L’info ne disait pas si c’était une ligne droite ou une sortie de virage, ça change tout, tu comprends ! Paf ! le choc dans le virage, juste le temps de se reconnaître… putin de fatalité ! Et crac la mort.
Bon, mais si c’est une ligne droite… deux possibilités : prémédité ?- ou pas. Juste un instant d’inattention… Tu imagines… merde, j’ai oublié mes cachous ! Je fais demi-tour sur les chapeaux de roue, vroum, vroum, les cachous ! Et vlan !
Leurs regards, tu y penses, à leurs regards ? »
Je décroche. Laisse le patron se dépêtrer de la gouaille du Jean-Mi, de sa barbe rousse et de son petit ventre rond.
L’autre là, dans le coin, le fonctionnaire, qui ne lâche pas la porte des yeux… Qu’est-ce qu’il attend, lui ? Il y a de l’angoisse et de l’espoir, dans ses yeux. Ce n’est donc pas un rendez-vous pénible qu’il guette…
Quelques pochetrons, ça entre, ça sort, ça entre mouillé, ça s’humecte le gosier et, à peine amarré, ça repart, vers un autre rade, une autre bouée, une autre bouteille… Destins d’épaves, mauvais karma.
Mouvement. La fille accrochée à sa clope se lève, se dirige vers les toilettes. Joli brin de fille, malgré le nez et les yeux rouges. Mais secs. Un grand chagrin d’amour, un !
La cloche sonne et un abominable, flanqué d’un clébard, inspecte les lieux, puis se dirige vers le bar.
Je ne vous ai pas dit pourquoi j’étais là… J’ai joué le coup du pochard, un classique. Bien se faire remarquer, c’est comme ça qu’on se fait oublier, dans un lieu public, si on est un… privé. Un privé qu’on a chargé de… mais excusez-moi, j’en dis trop, trop tôt, je vais plutôt aller aux cabinets, si vous permettez.
Le patron est un taré de première ! Accroché sur la face intérieure de la porte de ses chiottes pour hommes, (mais quelles insanités a-t-il pu accrocher dans celle des femmes ?) il y a ça :
IMBECILLITE
J’entends graver ailleurs, (mais c’est toujours ailleurs), les mots : « IMBECILLITE ». Mais, peut-être, n’y a-t-il qu’un seul mot (« imbécillité »). J’entends cela parfaitement ; le choc du burin contre l’ouate délicate de tempes argentées. C’est profondément beau. Quelques esprits forts ricanent, naturellement, mais ressentent-ils cette perfection absolue du son, le grattement laborieux de ce couteau, le frottement rythmé de cette lime sur la plaie de leur écorce.
Les mots « IMBECILLITE » sont plusieurs, ou bien le mot « imbécillité » est plural. Je ne saurais dire, au juste. Mais j’entends tout cela parfaitement. Le marteau-piqueur pénètre doucement, pénètre tendrement la peau nacrée de l’asphalte et mes narines palpitent à l’odeur indéfinissable et poivrée de la pluie sur le bitume déliquescent.
C’est suprêmement beau.
Il y a dans l’air comme un gazouillis d’oiseaux sur les épaules d’un saint.
J’entends-(très distinctement)-une machine à écrire qui tape du bout des lèvres, vermeilles comme il se doit, les mots : « IMBECILLITE ».
Tiens, j’ai justement un truc au fond de ma poche… J’enlève son imbécillité et je fixe ma feuille entre les pinces du crocodile.
Mais, entre nous, des gens qui accrochent ce genre de texte, justement là, qu’en penser, hein ?
Ils hésitaient à se reconnaître. La photo qu’ils avaient présentée n’était pourtant ni trop flatteuse, ni trop différente de la réalité.
Était-ce une façon de se composer sinon un personnage, du moins une posture, de se présenter sous une version pas trop sûre d’elle, était-ce que l’autre, après tout, ne ressemblait pas vraiment à ce qu’elle s’était imaginée ? Peut-être doutait-elle d’elle, tout simplement. Toujours est-il qu’elle avait cru ses cheveux châtains, lui confia-elle, pas remarqué non plus qu’ils fussent si longs. Il s’en excusa. De même pour le blanc dominant.
Lui n’avait pas douté une seconde. Ou, du moins, pas douté que ce fût elle. Mais douté de lui: elle m’a vu, je ne lui conviens pas, elle feint de ne pas me reconnaître. Elle s’en va.
Dans son regard, sur ses épaules aussi, le renoncement déploya ses lourdes ailes grises.
Il se retourna, pourtant. Elle s’était encoignée dans le fond le plus sombre de la salle, près de la porte des WC. Elle faisait mine d’essuyer ses cheveux, blond châtain, mouillés. Elle le regardait.
Il lui a adressé un vague et pauvre sourire. Alors, elle est venue s’asseoir en face de lui, à cette table, en face du bar. Lui, long et sec, elle, ronde et belle.
Ils se taisaient, maintenant. Se jaugeaient. Tu as une belle voix. Et toi, de jolies jambes et un sourire enchanteur. Et il rougit.
Je leur apportai deux bières, qu’ils n’avaient pas commandées. «Cadeau de la maison. Et il y a un concert, ce soir, dans l’arrière-salle, vous devriez venir. Regardez l’affiche en sortant.» Un sourire, et, ange tutélaire, je fermai alors mes pavillons et les laissai, mes deux tourtereaux cabossés, tenter de s’inventer… quoi donc? une amourette? un grand et neuf chagrin? ou, pourquoi pas?, jouvenceaux à jamais, un chemin, un chemin caillouteux, escarpé, semé de ronces griffues; le chemin d’un amour adulte.
Jean-Mi, facétieux Jean-Mi, lesté de quelques demis, a trouvé le moment opportun pour:
Elle avait les seins un peu lourds
J’avais une veste de velours
Elle affichait un air moqueur
Par dessus ses taches de rousseur
Elle avait fait quelques escales
Avait perdu quelques pétales
J’avais deux trois kilos de trop
Qui me donnaient un air costaud
Elle avait juste un peu de bleu
Autour des yeux qu’elle avait verts
J’ai enlevé mon pull-over
Et l’ai posé sur ses épaules
Elle avait une voix posée
Et les lèvres si accueillantes
Que je crois bien que j’ai osé
Lui dire qu’elle était bandante
Elle a demandé un autre verre
L’automne avait des airs d’hiver
L’orchestre jouait, prémonitoire,
Du jazz à vous fout'e le cafard
Quand son mari a dit chérie
Très doucement alors j’ai ri
Je suis allé reprendre un verre
En lui laissant mon pull-over
Elle avait les seins un peu lourds
J’avais une veste de velours
…
elle a gardé mon pull-over
Bêle toujours
Je me souviens dessous les mailles
Dessous les mots de nos étreintes
Il ne m’en reste que la limaille
Sous la fournaise enfin éteinte
De nos amours reste l’émail
Reste l’écorce restent les feintes
Saveur de pomme ou goût de paille
Parfum des saisons défuntes
De nos serments reste l’écaille
La chair à jamais hors d’atteinte
De nos aciers seule la paille
A survécu telle une pointe
Je me souviens comme éventail
De tous nos mots comme de plaintes
Je me souviens et puis je bâille
Au souvenir d’amours défuntes
C’est ça, c’est ça, bêle toujours…
Je contemple l’une des cartes postales accrochées à même la glace, derrière le comptoir. Ce qu’on appelle une photo d’art, sans doute. On y voit un intérieur maghrébin reconnaissable au mobilier et aux enjolivures en stuc qui courent le long du plafond…
Un plafond, immense, blanc, qui dévore l’image.
Je fais durer ma bière.
Dans le miroir, prudemment, j’observe deux denses et minces formes noires, d’où semble émaner la force même, le Mana.
On ne les imaginerait pas jouant au tiercé, ces deux là, échangeant des tuyaux, du genre : Bléno IV dans la sixième, Tuméfié du Neurone, dans la seconde. Non. Pas eux.
On ne les imaginerait pas même en face à face. Ou alors, pour une partie de go, peut-être, une partie infiniment lente au sort toujours reporté.
Mais plus probablement, non, ils ne se parlent pas. Qu’attendent-ils, patiemment, ici précisément ? Quels enjeux ont-ils pu leur assigner cette place ? Quels destins ?
Nulle haine, dans leurs yeux miraculeusement et brièvement croisés. Juste une infinie distance. Comme s’ils vous transperçaient. Pour dire les choses comme elles sont, il faudrait les regarder de loin- et avoir oublié ses lunettes!- pour les prendre pour autre chose que ce qu’ils sont. Et, dés lors, la prudence exige d’en dire le moins possible et de ne les déranger sous aucun prétexte.
Tous les clients ne sont pas du même acabit, bien sûr. La seule présence de ces entités aimables, si, si, forcément, douces Euménides, suffirait à alimenter l’Europe entière en énergie vitale. Ou létale.
Chut, chut, chut !
D’un mouvement de tête, je peux faire le tour de toutes les divisions, mais c’est comme ça partout, n’est-ce pas ? Toute la gamme humaine. Tenez, dans le même genre d’idées, l’eau du Gange où se mêlent les cendres du Mahatma défunt et les excréments de l’intouchable paria. Pareil. En moins poétiquement exprimé, sans doute.
Le chantiste, Jean-Mi, comme l’appelle le patron, accapare l’attention de ce dernier. Ils ont tous les deux le verre à la main. Je prends en route.
« Ça me troue le cul ! Tu te rends compte ? Je te la répète, c’est trop fort. C’était hier, à la radio, une brève, un couple qui s’est tué en voiture, attends, pas dans la même voiture, chacun venait en sens contraire. L’info ne disait pas si c’était une ligne droite ou une sortie de virage, ça change tout, tu comprends ! Paf ! le choc dans le virage, juste le temps de se reconnaître… putin de fatalité ! Et crac la mort.
Bon, mais si c’est une ligne droite… deux possibilités : prémédité ?- ou pas. Juste un instant d’inattention… Tu imagines… merde, j’ai oublié mes cachous ! Je fais demi-tour sur les chapeaux de roue, vroum, vroum, les cachous ! Et vlan !
Leurs regards, tu y penses, à leurs regards ? »
Je décroche. Laisse le patron se dépêtrer de la gouaille du Jean-Mi, de sa barbe rousse et de son petit ventre rond.
L’autre là, dans le coin, le fonctionnaire, qui ne lâche pas la porte des yeux… Qu’est-ce qu’il attend, lui ? Il y a de l’angoisse et de l’espoir, dans ses yeux. Ce n’est donc pas un rendez-vous pénible qu’il guette…
Quelques pochetrons, ça entre, ça sort, ça entre mouillé, ça s’humecte le gosier et, à peine amarré, ça repart, vers un autre rade, une autre bouée, une autre bouteille… Destins d’épaves, mauvais karma.
Mouvement. La fille accrochée à sa clope se lève, se dirige vers les toilettes. Joli brin de fille, malgré le nez et les yeux rouges. Mais secs. Un grand chagrin d’amour, un !
La cloche sonne et un abominable, flanqué d’un clébard, inspecte les lieux, puis se dirige vers le bar.
Je ne vous ai pas dit pourquoi j’étais là… J’ai joué le coup du pochard, un classique. Bien se faire remarquer, c’est comme ça qu’on se fait oublier, dans un lieu public, si on est un… privé. Un privé qu’on a chargé de… mais excusez-moi, j’en dis trop, trop tôt, je vais plutôt aller aux cabinets, si vous permettez.
Le patron est un taré de première ! Accroché sur la face intérieure de la porte de ses chiottes pour hommes, (mais quelles insanités a-t-il pu accrocher dans celle des femmes ?) il y a ça :
IMBECILLITE
J’entends graver ailleurs, (mais c’est toujours ailleurs), les mots : « IMBECILLITE ». Mais, peut-être, n’y a-t-il qu’un seul mot (« imbécillité »). J’entends cela parfaitement ; le choc du burin contre l’ouate délicate de tempes argentées. C’est profondément beau. Quelques esprits forts ricanent, naturellement, mais ressentent-ils cette perfection absolue du son, le grattement laborieux de ce couteau, le frottement rythmé de cette lime sur la plaie de leur écorce.
Les mots « IMBECILLITE » sont plusieurs, ou bien le mot « imbécillité » est plural. Je ne saurais dire, au juste. Mais j’entends tout cela parfaitement. Le marteau-piqueur pénètre doucement, pénètre tendrement la peau nacrée de l’asphalte et mes narines palpitent à l’odeur indéfinissable et poivrée de la pluie sur le bitume déliquescent.
C’est suprêmement beau.
Il y a dans l’air comme un gazouillis d’oiseaux sur les épaules d’un saint.
J’entends-(très distinctement)-une machine à écrire qui tape du bout des lèvres, vermeilles comme il se doit, les mots : « IMBECILLITE ».
Tiens, j’ai justement un truc au fond de ma poche… J’enlève son imbécillité et je fixe ma feuille entre les pinces du crocodile.
Mais, entre nous, des gens qui accrochent ce genre de texte, justement là, qu’en penser, hein ?
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Lix et Fid-ho LAKHA aiment ce message
Re: au café des destins croisés
il n'est plus l'heure pour moi de penser, mais je les aime bien ces amant cabossés et le Jean-Mi, toujours là au bon moment.
et le "tuméfié du neurone", c'est top.
et le "tuméfié du neurone", c'est top.
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
Fid-ho LAKHA et pehache aiment ce message
Re: au café des destins croisés
Patrice
J’ai un de ces coups de pompe, moi. Et le plus dur reste à venir, gérer les éméchés. Longue soirée en perspective. Et puis j’ai soif. Moi qui ai, d’ordinaire, la picole modeste, j’ai déjà un peu abusé…
Oh merde ! Patrice-le-retour. Avec sa saucisse pisseuse. Il fait le tour de la salle du regard, et revient sur moi.
- Je ne te dis pas bonjour, Patrice.
- Normal, tu l’as déjà dit. Avare.
- Quel bon vent ?… réponds-je plein d’à propos en lorgnant dans la direction de la saucisse invisible, mais pas inodore.
- Eh bien, je suis tombé sur ça…
Tandis que Patrice plonge une main douteuse dans sa poche de veste pour en sortir l’habituelle feuille A4 pliée, j’en profite pour ouvrir une parenthèse explicative : Patrice aime à me soumettre des textes divers. Il s’en dit parfois l’auteur, prétend d’autres fois les avoir trouvés sur internet. Sur ce point, la plupart du temps, mais pas toujours, il ment.
Je soupire puissamment. Je sais bien le faire. Mais Patrice s’en fout. Il a commencé sa lecture emphatico-hystérique. Du pur Artaud. Ici ou là, forcément, on va tendre l’oreille… Alors, je coupe :
• C’est de toi, Patrice ?
• Pas du tout, voyons, trouvé sur internet !
Le neveu de Kilrey
« Sur cette terre où sont tout de même passés des gens comme le Christ, Shakespeare et Kilrey. » J.D. Salinger
Vers la fin de sa vie, Kilrey se passionna pour les pigeons. Joseph-Edouard Giebel, neveu de Kilrey et fils de bibliothécaire, était, quant à lui, dévoré par la colombophilie. Non la colombophilie commune, ni la vulgaire colombiculture du boulant de Hesse, de la huppe de Soultz, du Bernois à Queue Miroitée ou du Géant hongrois ; non les paris anxieux sur tel ou tel champion, messager de Bassorah, Bagadais de Steinheim ou tambour de Dresde ; non plus la scientifique mais froide étude de l’animal ; non, ses mythes étaient pigeonniens, ses arcanes pigeonniers, ses valeurs roucoulements. La parole, selon lui, L’Esprit Saint, si vous préférez, s’incarnait sous l’espèce, humble d’apparence, du pigeon ; elle se donnait à entendre et à lire dans la modestie gris perle de ses plumes, ses branles allusifs, ses suggestifs bruissements, ses amours volages.
Joseph-Edouard Giebel collectionna, des années durant, les textes traitant de cet aspect sacré et méconnu du pigeon, affectionnant tout particulièrement les romans où frémissaient les ailes du volatile, subtile et discrète épiphanie. Sa bibliothèque personnelle s’enorgueillissait de la présence de textes sibyllins, ésotériques, aux héros affublés de noms exotiques, improbables – (Gepion, Epigon, Ognipe…)- anagrammes qui le plongeaient en des abîmes de jubilation stupéfaite.
Joseph-Edouard Giebel en perdit le sommeil. Il rêvait du Texte. Le texte qui lui révélerait tout. Le Livre. Le Livre du Grand Pigeon.
Transcendant le « om » tibétain et millénaire, mantra en lequel toute parole se repaît et se meurt, Joseph-Edouard Giebel répétait, grisé, transporté, sa formule magique et simple : « on pige ? ».
Un jour qu’il venait de relire et savourer les aphorismes de Wu Teh, Joseph-Edouard Giebel renonça aux livres, aux citations (mais il les savait toutes), repoussa sa chaise, et, porté en transe par sa rengaine, sa pensée roucoulante, Joseph-Edouard Giebel monta sur le toit de sa maison pour rejoindre les siens.
Sur sa tombe, nullement épargnée par les déjections, un artiste anonyme et inspiré a gravé la triple question métaphysique de Wu Teh : « Mais qui sait ce que c’est qu’un pigeon ? Qui parle ? Et vers où s’évader ? »
Patrice me regarde, arborant un sourire coincé entre goguenardise et fierté. « Faut que j’aille aux chiottes », dit-il, je te le laisse. J’en ai d’autres… Ce disant, il accroche la saucisse à son tabouret et, la veste pied-de-poule déformée par son jeu d’échec pliant, se dirige vers les lieux d’aisance…
Les échecs et ces textes… Et la picole, bien sûr, la picole. Jean-Mi, qui le connaît depuis le primaire, et qui partage aussi cette appétence, m’a parlé de lui. Écrasé par une mère prégnante et un gros beauf de père. Les échecs et la picole. Le temps aidant, ça deviendrait même plutôt la picole et les échecs. Il n’est plus classé, ne participant plus aux tournois.
Et pourtant, de ce lambeau d’homme surgissent parfois des vérités premières, des lumières imprévues et soudaines.
Je le soupçonne, pour l’heure, d’être allé accrocher son pigeon dans mes chiottes…
Enfin, ils sont là pour ça, au fond, les chiottes et leurs crocodiles… Comme il disait, Raymond : « je crains pas ça tell’ment/ les quais les cabinets la poussière et l’ennui »…
J’arrive ! Oh !... Y’a pas le feu au lac… Ces seigneurs réclament sans doute une bouteille de champagne millésimée ? Pardon ? Trois bières ? Chacun ? Non ? Non. Bon. Et c’est pour trois bières que vous avez fait ce boxon ?
Tiens, tête de chat vient de brancher Patrice… Ils vont se faire une partie d’échecs ! C’est quoi, cette tête de chat, au juste ?
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Re: au café des destins croisés
J'ai lu à midi, mais faut que je relise, tranquille. le Artaud que vous citez, c'est Antonin ? Qui est Kilrey ? Et faut que je fouille encore pour "Wu Teh"
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
Re: au café des destins croisés
Antonin, oui.
Le reste sera plus difficile... Kilrey renvoie à J.D. Salinger. (notre terre qui a quand même abrité le bouddha, Jésus et Kilrey, un truc comme ça)Melville Burns...
Le reste sera plus difficile... Kilrey renvoie à J.D. Salinger. (notre terre qui a quand même abrité le bouddha, Jésus et Kilrey, un truc comme ça)Melville Burns...
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
Re: au café des destins croisés
relu et apprécié, je viens de me faire une séance photos google, belle bête le Géant hongrois.
(pas compris non plus qui était Melville Burns mais c'est pas grave)
(pas compris non plus qui était Melville Burns mais c'est pas grave)
Lix- Messages : 926
Date d'inscription : 05/08/2024
Re: au café des destins croisés
Les Euménides et un privé…
Il m’anthropométrise du coin de l’œil, qu’il a vert, le plantigrade. Givré mais pas abruti. Je n’aurais pas dû lui payer la bière… J’avais été parfait. Un sans faute. Et hop ! … une éruption d’égo ! J’ai encore du chemin à parcourir pour échapper à la transmigration.
Un patron de café, ça observe, ça scrute, ça soupèse, ça jauge, ça juge. Ça se déshumanise. Adieu philia ! On repère les éventuels fauteurs de trouble. On les circonscrit. Bien sûr, celui-ci la joue débonnaire, littéraire, mais quand même. La profession le mange. L’habit le fait moine, ou tavernier.
Je vais boire, oui. Je ne serai pas saoul. Tu n’y croirais pas, hein… tu m’as quand même, en partie, lu, toi aussi. Remarque, t’as l’air d’avoir un coup dans le nez, non ?
Vous avez cru que je vous dirais pour qui je suis là ? Naïfs, va ! Je suis un privé. Un vrai, comme dans les romans. Mais je n’appartiens pas à votre histoire, désolé, je ne suis que de passage. Et j’en ai déjà trop dit. Mon côté cabotin.
Enfin, vous pouvez toujours imaginer.
Les Euménides n’ont pas bougé. Je les sens. Le taré avec son chien s’accroche au comptoir ; il s’y est fait une sorte d’îlot, d’oasis…
Il a un jeu d’échecs dans sa poche… Mais oui, pourquoi pas ?
– Vous m’offrez une partie, cher monsieur ?
– Euh ?... Vous ?... Mais oui ! avec joie ! Venez, asseyons-nous là.
– Si ça ne vous gène pas, je préfère l’autre côté.
– Pas de problème, pas de problème. Quelle main ?
– Votre gauche.
– Les noirs, désolé.
Je lui refile un sourire contrit, il l’encaisse pour tel et dispose les pièces, moi aussi. Il se prend la tête dans les mains. Il hésite. D2-d4. Je réponds: d7-d5. Et c’est parti… Pion reine, tant mieux, ce sera plus long, plus fermé, ça me convient. Mon poste d’observation est parfait. Parfait. Bon, ça vaut bien un petit effort de concentration, non ?
Le temps semble s’étirer, s’amollir, Jean-Mi sirote sa bière. Le patron inspecte… et se retire dans ses arrières.
Une envie de pisser, sans doute. Quoi d’autre ?
Un type au ventre rebondi et au petit cul entre avec la démarche chaloupée de l’ancien judoka. Il patiente au comptoir, épluche l’Équipe.
Le patron revient, lui sert un café.
L’abruti joue plutôt bien. Je peux faire durer cette première partie une bonne heure. Au moins. Ensuite, revanche, belle… va savoir. Le temps s’étire. La variante Alekhine.
– Je vous offre une consommation ?
– Si vous voulez, oui, une bière alors.
– Patron ! Deux bières s’il vous plait.
Il m’anthropométrise du coin de l’œil, qu’il a vert, le plantigrade. Givré mais pas abruti. Je n’aurais pas dû lui payer la bière… J’avais été parfait. Un sans faute. Et hop ! … une éruption d’égo ! J’ai encore du chemin à parcourir pour échapper à la transmigration.
Un patron de café, ça observe, ça scrute, ça soupèse, ça jauge, ça juge. Ça se déshumanise. Adieu philia ! On repère les éventuels fauteurs de trouble. On les circonscrit. Bien sûr, celui-ci la joue débonnaire, littéraire, mais quand même. La profession le mange. L’habit le fait moine, ou tavernier.
Je vais boire, oui. Je ne serai pas saoul. Tu n’y croirais pas, hein… tu m’as quand même, en partie, lu, toi aussi. Remarque, t’as l’air d’avoir un coup dans le nez, non ?
Vous avez cru que je vous dirais pour qui je suis là ? Naïfs, va ! Je suis un privé. Un vrai, comme dans les romans. Mais je n’appartiens pas à votre histoire, désolé, je ne suis que de passage. Et j’en ai déjà trop dit. Mon côté cabotin.
Enfin, vous pouvez toujours imaginer.
Les Euménides n’ont pas bougé. Je les sens. Le taré avec son chien s’accroche au comptoir ; il s’y est fait une sorte d’îlot, d’oasis…
Il a un jeu d’échecs dans sa poche… Mais oui, pourquoi pas ?
– Vous m’offrez une partie, cher monsieur ?
– Euh ?... Vous ?... Mais oui ! avec joie ! Venez, asseyons-nous là.
– Si ça ne vous gène pas, je préfère l’autre côté.
– Pas de problème, pas de problème. Quelle main ?
– Votre gauche.
– Les noirs, désolé.
Je lui refile un sourire contrit, il l’encaisse pour tel et dispose les pièces, moi aussi. Il se prend la tête dans les mains. Il hésite. D2-d4. Je réponds: d7-d5. Et c’est parti… Pion reine, tant mieux, ce sera plus long, plus fermé, ça me convient. Mon poste d’observation est parfait. Parfait. Bon, ça vaut bien un petit effort de concentration, non ?
Le temps semble s’étirer, s’amollir, Jean-Mi sirote sa bière. Le patron inspecte… et se retire dans ses arrières.
Une envie de pisser, sans doute. Quoi d’autre ?
Un type au ventre rebondi et au petit cul entre avec la démarche chaloupée de l’ancien judoka. Il patiente au comptoir, épluche l’Équipe.
Le patron revient, lui sert un café.
L’abruti joue plutôt bien. Je peux faire durer cette première partie une bonne heure. Au moins. Ensuite, revanche, belle… va savoir. Le temps s’étire. La variante Alekhine.
– Je vous offre une consommation ?
– Si vous voulez, oui, une bière alors.
– Patron ! Deux bières s’il vous plait.
pehache- Messages : 250
Date d'inscription : 10/08/2024
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