La cabane de la clairière
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La musique des mots

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Message par Franck Breitner Hier à 23:03

« Enfile ces gants et tu joueras aussi bien du piano que le grand Kissin. »
« Mais je ne veux pas être musicien, je veux être écrivain. »
« C'est la même chose. »
« Comment ça ? »
« Enfile ces gants et tu écriras aussi bien que Jules Verne. »
« Et pourquoi Jules Verne ? »
« Parce que c'est le plus doué parmi ceux que j’ai en magasin. »
« Et Kissin... Le grand Kissin, c'est qui ? »
« Un virtuose. Un surdoué de la première heure. Il a fait ses débuts à 10 ans. »
« Mais encore ? »
« Le meilleur, aujourd'hui. »
« Jules Verne, lui, dans son domaine, n'était pas le meilleur, si ? »
« Peut-être pas. Mais c'est le seul qui était libre. »
« Si je ne me réveille pas, ça va devenir un cauchemar. »
« Ce n'est pas très gentil pour moi. »
« Mais vous êtes qui ? »
« Tu peux me tutoyer, tu sais ? Je suis le génie de ta lampe de chevet. »
J'ai émergé du sommeil, rassuré. J'avais cru, un instant, que je ne rêvais point. Et, comme tous les matins, je me suis gratté le front. Tic hérité de mon père qui s'était créé cinq rides supplémentaires au fil des ans. Cinq sillons qui, heureusement, ne saignaient jamais. D'ailleurs, chaque soir, il vérifiait si ses ongles étaient bien limés.
Et je n'ai rien senti au bout des doigts. J'avais dormi avec des gants que je n'avais pas enfilés au coucher. Ce n'était point un songe venu d'ailleurs. J'ai regardé la lampe de chevet comme si elle allait, par ma volonté, s'allumer. Rien.
Je me suis dit qu'il était temps de libérer mes mains de ce carcan. Mais, d'abord, j'ai voulu savoir si j'étais capable d'écrire un poème.
« Jules Verne n'écrivait pas de poèmes, voyons ! »
La voix était tombée du ciel. En vérité, elle avait plané au-dessus de ma tête.
Et alors, comme par enchantement, j'ai compris pourquoi le génie du songe m'avait parlé du grand Kissin.
J'avais dix ans.
La lampe de chevet s'est éteinte. Et quelqu'un m'a ôté délicatement les gants. La voix s'est transformée en parfum, et j'ai su que mon bon génie était une femme. Pas maman, en tout cas. Je l'avais assassinée en naissant. Mais la sage-femme m’avait innocenté. Papa s'occupait de moi depuis.
J'ai culpabilisé avec une telle force que j'étais insensible aux compliments après que mes fans avaient fait la queue devant les librairies afin d'obtenir un autographe.

Je dois avouer que j'ai toute la discographie du grand Kissin. Ma façon de lui rendre un vibrant hommage. Enregistrements que j’ai néanmoins ignorés, craignant une interférence entre les deux mondes. En revanche, j'ai tout lu Jules Verne.
Je n'ai pas retrouvé les gants. Mais ma muse ne m'a jamais quitté.

*

Chaque fois que je m'installe, le matin, au chant du coq, devant mon clavier, je lutte contre l'envie de faire craquer mes doigts.
« Le grand Kissin, lui, devait s'en donner à cœur joie avant de jouer une sonate. »
Cette pensée me harcelait. J'avais beau essayé de plonger dans mon nouveau roman en franchissant le seuil du bureau, je savais que, parvenu devant l'écran de l'ordinateur, j'aurais des fourmis dans les mains. Un ami m'avait conseillé de pianoter avec des mitaines. Il se croyait drôle alors qu'il frôlait une certaine réalité. S'il avait su. C'était mon premier lecteur. Dès que j'avais achevé un chapitre, je le lui donnais à lire et j'avais droit à une critique, la plupart du temps éclairée. Il disait qu'il avait une ampoule au plafond depuis que l'araignée l'avait déserté. Il m'arrivait d'amputer une phrase lorsqu'il déclarait être essoufflé à l'attaque de la suivante. Il détestait le style télégraphique, mais tout de même.
« Les choses longues deviennent des serpents. C'est un proverbe corse. »
« Si tu le dis. »
Lui, son truc, c'était la poterie. Il s'amusait à donner un dernier coup de pinceau évoquant une méchante fêlure. C'était sa signature. Sur les marchés, on l'avait surnommé « le marchand de lézardes ». Il s'en amusait.
« J'aime bien lorsque les clients croient me montrer un défaut de fabrication. Certains sont féroces dans la critique, mais une fois mis au parfum, ils achètent avec le sourire. »
« Mais pourquoi tu ne fabriques que des vases ? »
« Parce que ma mère en faisait la collection. Mon père se pointait à la maison, au moins deux fois par semaine, avec des fleurs. »
Un jour, je lui ai demandé s'il avait une muse. Il m'avait répondu que sa maman l'était naturellement, avant de réaliser qu'il avait fait une gaffe. Il n'avait pas de petite amie parce que les femmes, à ses yeux, étaient maladroites, et ses œuvres en eussent pâti. Il était surtout coincé. Il n'avait jamais réussi à se sortir de la tête une fiancée qui avait pris la fuite après qu'il lui avait fait part de son désir de lui passer la bague au doigt.
J'avais jugé bon de ne jamais lui toucher deux mots de ce matin-là, lorsque j'ai fait la connaissance de mon bon génie. J'avoue que si j'avais eu moins de doute, je m'y serais risqué, même le sachant bavard.
Les choses longues deviennent des serpents... tu parles !
De mon côté, je n'avais jamais retrouvé ces satanés gants. Je me rappelle qu'ils étaient trop grands pour mes minuscules mains. Avaient-ils déjà servi... sur un adulte ?
Qu'en aurais-je fait, de toute façon ?
A moult reprises, au fil des ans, j'avais soufflé sur la lampe de chevet, je l'avais même caressée comme une femme, mais non. Il n'y avait plus aucun doute : j'avais tout rêvé. J'avais bien fait de n'en rien dire à Raoul.

« Franck, tu m'as manqué, tu sais ? »
« Je vise mal, c'est tout ! »
Ce soir-là, ravi d'avoir appris que Raoul avait rencontré une femme qui lui plaisait, j'avais un peu forcé sur la bouteille. Il m'avait averti que l'on se verrait moins, que je devrais me passer de mon premier lecteur. La durée était variable selon l'intensité des sentiments. L'amour, c'est comme un CDI.
L'ivresse avait entrebâillé une porte par laquelle la voix s'était faufilée à la manière d'un courant d'air. Elle avait de la chance, j'avais ouvert la bonne.
« Tu as moins d'humour dans tes romans. »
« Les as-tu seulement lus ? »
« Evidemment, quelle question ! Et je les trouve très bons. »
Il y eut un long silence.
« Déjà repartie ? »
« Non, non. J'aime quand tu me tutoies. »
« Je n'ai pas frotté la lampe de chevet... »
« Probablement un vent coulis. Tu as également ouvert la fenêtre ? »
« Pas du tout... »
« Je plaisante. T'en es où de ton nouveau roman ? »
« Mon pote m'a posé un lapin. Je vais continuer, mais personne ne me dira si je suis sur la bonne voie ou si je déraille. »
« Tu veux que je remplace ton aiguilleur ? »
« Je m'en doutais. Avoue ! C'est pour ça que tu es revenue. »
« Je suis ta muse, c'est normal que je veuille comprendre comment fonctionne ton don. »
« Ma muse... c'est un bien grand mot. Tu n'as fait que me permettre de prendre conscience que j'étais capable de raconter des histoires. »
« C'est déjà beaucoup. »
« Et je t'en remercie. Mais je vais poursuivre ma tâche seul. »
« Homme ingrat ! »
« Prétentieuse ! »
Quelques remontées acides m'ont poussé vers l'évier où j'ai vomi tout ce que je venais de siroter. J'avais bien fait de boire, assis, dans la cuisine. J'ignore pourquoi je me mirais dans les casseroles accrochées au mur, histoire d'évaluer la profondeur de mes cernes, après chaque verre. Je suis allé me coucher et, avant de m'allonger, j'ai passé la main sur la lampe de chevet et tendu l'oreille. Le lustre éclairait la chambre telle la lune lorgnant notre monde assoupi.
Le lendemain, au réveil, pas de gueule de bois, mais une bouche méchamment pâteuse. Je m'étais couché tout habillé. Il y avait un verre vide sur la table de chevet. Je n'avais point souvenance d'en avoir bu un dernier pour la route.
« Tu te rappelles, Franck, le jour où ton père t'a offert un poisson rouge pour tes neuf ans ? Le carassin attendait que tu te réveilles dans ce même verre. »
« Et comment sais-tu que c'est celui-là ? »
« Il est fêlé. Comme les vases de ton ami Raoul. »
Je me suis ébroué et le monde, surfant sur son orbite, a recommencé à tourner rond dans ma tête.

Je me suis donc mis à écrire en pilotage automatique. J'étais le grand Kissin de la littérature, et personne ne m'écoutait lorsque je tapais mes chapitres en me relisant à voix haute. L'autre, plus joliment timbrée, n'eût pu rivaliser avec la mienne que parce que c'était celle d'une femme.
« Fais gaffe ! Tu n'as pas le droit de corriger les partitions des compositeurs d'antan ! »
A force de faire craquer mes doigts, version caricaturale du virtuose russe et de ses tics, j'étais devenu un authentique pianiste. Les cheveux fous, les bras longs comme des échasses, et les mains accrochées au bout, araignées sur le point de tisser, en binôme, la plus belle des toiles. Alors je repensais à Raoul, et l'écran se fêlait. Je fermais les yeux et les rouvrais dans le mouvement. Il avait juste besoin d'un bon coup de chiffon – l'écran, pas Raoul. Mais je détestais quand il était trop lumineux... Comme le lustre, là-haut, qui m'observait et dont je craignais la chute, bien que je ne fusse point un dinosaure.
Dans chacune des pièces, il y avait une lune dont l'éclipse spontanée me donnait à penser que je devais me méfier d'une coupure de courant sauvage. Aussi, j'enregistrais mes paragraphes les uns après les autres – on ne sait jamais.
J'étais assez content de mon sort.
Un soir, Raoul m'a appelé : il voulait me présenter Eléonore, sa nouvelle fiancée.
« Viens manger à la maison, ce soir ! Tu commences à me manquer, mec. »
« Menteur ! »
« Si peu. »
« Tu me donneras ton avis. »
« Comme tu me donnes le tien ? Heureusement que tu ne te tapes pas une nana au rythme de mes chapitres. »
Il fit semblant d'être offusqué.
Cette invitation me comblait. Raoul cuisinait comme un chef et on se marrait bien ensemble. Il fallait juste espérer que la présence de cette Eléonore ne gâchât pas tout. J'avais connu des femmes jalouses de notre entente et qui m'avaient donné à choisir entre elles et lui. L'amitié n'a pas de prix... le sexe, oui.
La journée a été longue. A plusieurs reprises, j'avais imploré ma muse, sans réponse. J'avais envie de déconner.
« Tu ne veux pas me réciter un poème, petite voix ? Je me sens si seul, et le temps passe si lentement. Tu ne veux pas me distraire, au moins jusqu'à ce soir, chez Raoul ? »
Je tendais l'oreille, ne captant que les bruits du dehors, familier brouhaha, tellement familier qu'il m'arrivait de ne plus l'entendre. Et soudain, je les ai vus. Les gants. Sur la table du salon. Ils n'y étaient pas, tout à l'heure. Je n'en avais pas vraiment besoin, mais bon... J'en ai enfilé un. J'ai hurlé ma surprise, pour commencer, puis serré les dents en le retirant. Il y avait des punaises à l'intérieur. Je me suis soufflé sur les doigts et la voix a résonné dans la maison, heureusement sans écho.
C'est mon éclat de rire qui a ramené la réalité au premier plan. J'avais fait un peu de ménage et c'étaient des gants en caoutchouc dont la couleur, rose, me rappelait les poupons de mon enfance, lorsque ma mère faisait exprès de passer devant le magasin de jouets, sur le boulevard. Nous faisions parfois des détours que je ne regrettais jamais, car je recrutais des idées pour mes cadeaux de Noël, tant que je croyais encore au gros barbu.
Vers 18 heures, j'étais fin prêt pour me rendre chez Raoul. Le centre-ville n'était pas très loin mais, craignant les embouteillages, j'ai décidé de partir plus tôt. Qui sait, en arrivant en avance, j'aurais peut-être droit à quelques révélations croustillantes. Il m'avait précisé qu'elle serait absente jusqu'à 20 heures.
J'ai fait chou blanc. Une fois chez lui, il m'a pris par la main et m'a montré ses nouvelles œuvres.
« Putain ! T'as bonne mine, toi ! Notre séparation t'a réussi ! Allez, viens ! Je vais te montrer mon travail ! »
« Dommage que je n'aie pas pensé à t'amener le mien. »
« Oui, j'aurais lu un chapitre entre chaque plat. Au fait, ce n'est pas moi qui fais la cuisine, ce soir. Eléonore a insisté pour nous gâter. Depuis le temps que je lui parle de toi. Elle a même lu ton premier roman, La musique des mots. »
« Et elle a aimé ? »
« Elle te le dira elle-même. »
« Elle est où ? Il me tarde de la connaître. »
« Elle préfère cuisiner chez elle. T'inquiète, elle sera bientôt là. »
« Et elle fait quoi, dans la vie ? »
« T'es de la police ? »
« De la police de caractères, oui. »
Il gloussa.
« Alors ? »
« Professeur des écoles. »
« Je suis sûr qu'elle a l'âge d'être ta fille. »
« Allez, viens voir mes nouveaux vases ! Tu vas être surpris. Et ça t'évitera de dire des conneries. »
Je m'étais toujours demandé pourquoi il n'avait jamais changé de style après avoir déserté la maison familiale. Personnellement, dans les mêmes conditions, j'avais cessé d'écrire des romans impliquant des personnages ressemblant étrangement à mes parents.

Il m'avait entraîné dans son atelier. L'odeur m'indisposait mais je faisais comme si j'étais enrhumé. Je devais lutter pour ne pas me pincer le nez. Il me regarda en souriant. Je ne pouvais rien lui cacher.
« On boira l'apéro quand elle sera là. »
« Cela va sans dire. »
Mes yeux se sont écarquillés.
« Tes vases. »
« Quoi ? »
« Ils ne sont plus balafrés. Ils ont cicatrisé ou quoi ? »
« C'est bien, tu as remarqué. Mais, tu vois, tu continues ? »
« Quoi donc ? »
« De dire des conneries. »
« Tu as perdu ton sens de l'humour, ou l’amour t’a rendu susceptible. »
« Demande-moi plutôt pourquoi j'ai renoncé à ma signature. »
« La fêlure ? »
« Oui. »
« Parce que, moralement, tu vas mieux. Peut-être grâce à Eléonore. »
« Peut-être. Et toi, tu t'es trouvé une muse ? »
« Tu crois vraiment que j'en ai besoin ? »
« Nous en avons tous besoin, nous les hommes. C'est comme de l'engrais dans un potager. »
Mon attention fut détournée par quelque chose que j'avais déjà vu quelque part. Jusque-là, Raoul s'était interposé.
Ils étaient posés, bien en vue, sur l'établi.
« C'est quoi, ces gants ? »
« C'est Eléonore qui m'a conseillé de les enfiler pour travailler. Elle me les a offerts pour ma fête. Je ne m'y attendais vraiment pas. C'est une date que j'oublie régulièrement, et toi aussi. Je la comprends, c'est moins salissant, mais bon... Elle ne peut pas savoir qu'avoir un contact direct avec la matière, c'est fondamental pour bien la travailler. »
J'étais devenu livide.
« Mais qu'est-ce que tu as ? Tu es tout pâle. »
« Et je parie qu'elle t'a dit, mot pour mot : Enfile ces gants et tu seras aussi bon potier que Bernard Palissy. »
« Oui. Comment tu le sais ? »
« Je la connais. Mais, à moi, elle ne s'est jamais montrée. »
Ce fut à son tour de devenir livide.
« Tu te fous de ma gueule ? »
« Certainement pas. Tu n'auras qu'à le lui demander, tout à l'heure. Je crains que ton Eléonore ne soit pas humaine. »
« Comment ça, pas humaine ? »
Et je lui ai raconté, sans omettre le moindre détail, comment elle s'était présentée à moi alors que je n'avais que dix ans.
« Et tu t'en souviens encore, aujourd'hui ? »
« Comme si c'était hier. »
« Mais... tu ne m'en as jamais parlé. »
« Tu m'aurais cru ? »
« Non. »
« Et maintenant ? »
« Tu me mentirais après tout ce temps ? Non, ça m'étonnerait. Mais pourquoi ne s'est-elle pas montrée ? Parce que tu n'avais que dix ans, et qu'à cet âge-là, le physique ne compte pas ? Tu crois que c'est une muse ? »
« Tu n'as répondu qu'à une seule de tes propres questions. Tu penses qu'elle se montre aux artistes en devenir pour les encourager ? »
« Une muse ne tombe pas amoureuse, si ? »
J'ai fait la moue.
« Mais alors... »
« Oui ? »
« Si ça se trouve, elle est venue vérifier si je tenais mes promesses. »
« Et elle aurait attendu si longtemps ? »
« Peut-être que le temps est fluctuant dans son monde. »
« Nous sommes en train de délirer, mon ami. »
« Tout ça m'a coupé l'appétit. »
« Tu veux boire un coup ? »
« Tu penses comme moi qu'elle ne reviendra pas ? »
« Ce n'est pas très sain de fréquenter un être venu d'ailleurs. »
Les cernes de Raoul se sont transformés en gouttières. Ses yeux ont très vite rougi. Il a attrapé les gants et les a lancés contre le mur. Nous sommes restés bouche bée. Sous le choc, ils avaient changé de couleur.
« Je ne m'en suis jamais servi. »
« Dis-moi, et si c'est moi qui les enfile, tu crois que je vais fabriquer un beau vase ? »
« Et si je mets les tiens... »
« Tu n'écriras rien... parce qu'ils ont disparu. »
« Disparu ? Quand ? »
« Ils apparaissent surtout quand je rêve ou quand j'ai un coup dans le nez. »
« Eléonore aurait dû se douter qu'on ne peut pas taper à la machine ou sur un clavier d'ordinateur avec des gants... »
« C'est ce qui me fait dire que... »
« Que nous sommes victimes de notre imagination ? »
« Ou que nous sommes passés à côté de quelque chose de grand. »
« C'est-à-dire ? »
« Que tu ne seras jamais l'égal de Jules Verne, ni moi celui de Bernard Palissy. »

*

J'ai redouté le pire. Qu'il attrape le premier vase à sa portée et...
Il s'est frotté les yeux. On eût dit, maintenant, qu'ils saignaient.
« Tu n'es pas beau en lapin albinos. »
« Tu as raison. Nous sommes arrivés à un âge où il faut savoir prendre du recul. »
« A condition de ne pas tourner le dos au vide. »
Il se força à sourire. Résultat : une vilaine grimace.
« Tu veux qu'on aille au resto ? C'est moi qui invite. »
« Tu as dit que tu n'avais plus faim. »
« L'apéro m'ouvrira l'appétit. Un whisky de trente ans d'âge... T'en penses quoi ? »
« Qu'il est plus jeune que nous. »
A 20 h 30, Eléonore n'était toujours pas là, confirmant le pire des scénarios. Et le plus surnaturel.
J'ai conduit et Raoul a choisi le resto.

La soirée s'est néanmoins achevée dans la bonne humeur. Les yeux de Raoul étaient paradoxalement redevenus ceux qui lisaient mes premiers jets.
« Ce soir, je dors seul. Longtemps que ça ne m'est pas arrivé. »
« Perso, je m'y suis très vite habitué. Même pas un doudou pour me tenir compagnie, juste des songes déjantés. »
« Je crois que mes vases vont recommencer à se fêler. »
« Mais non ! Mais non ! Ce n'est pas à cause d'Eléonore que tu as abandonné ta signature. C'est comme si je me mettais à écrire sous pseudo après avoir rencontré la femme de ma vie. »
« Oui, c'est vrai. »
Je l'ai laissé devant chez lui.
« Allez, dors bien ! Et si t'es sage, je te ferai lire tout ce que j'ai écrit pendant que... »
« Pendant que je filais le parfait amour avec ma muse ? »
« Voilà. Et tu as du retard à rattraper. »
J'ai regardé ma montre. C'était minuit dépassé de quelques poussières à glisser sous le tapis du temps.

Quelque chose d'improbable m'attendait à la maison.
La porte d'entrée à peine ouverte, sans trembler, sans ce souci de chercher la serrure, j'ai immédiatement senti ce parfum qui ne pouvait être que la griffe d'une femme. Et comme il était peu probable que j'aie été cambriolé par une représentante du beau sexe...
Porte qui n'était plus fermée à clef.
J'ai donné la lumière et la voix a résonné dans le salon. L'intruse était debout, devant la cheminée, et me regardait. Elle eût pu se prendre pour Lauren Bacall, mais non. Elle était vêtue simplement – ce qui ne l'empêchait pas d'irradier – et ne fumait point. Je pus enfin mettre un visage sur la voix de mon enfance, en attendant d'y mettre un nom.
« Vous savez, mon cher Franck. Tout ce temps où je vous ai parlé, je n'ai jamais eu l'occasion de vous voir, et, aujourd’hui, je ne suis pas déçue. »
« Vous me vouvoyez ? C’est nouveau ça… et troublant. Ça me vieillit. »
Elle éclata d’un rire cristallin qui me fit craindre un envol de bris de verre.
Je me suis regardé dans le miroir accroché au mur, au-dessus de la télé. Et je suis tombé des nues. J'avais rajeuni d'une bonne vingtaine d'années. Les rides gommées telle la fêlure sur les vases de Raoul.
« Vous êtes Eléonore, n’est-ce pas ? En vérité, vous n'êtes pas une muse. Vous êtes une fée. La version féminine du génie de la lampe. »
Elle a souri. Une musique de piano a coulé de source dans la pièce.
« Vous entendez ? C'est le grand Kissin qui joue. »
J’avais ma réponse.
Franck Breitner
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