Le rendez-vous
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Le rendez-vous
Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. Le vent poussait les nuages, qui chargeaient, flanc contre flanc. Le troupeau nous avait survolés avant d'accélérer et de disparaître vers le nord. Rarement vu des pachydermes voler aussi vite. Ils avaient dû s’inspirer de Dumbo. Ils n’avaient rien largué sur les gorges de l’Allier.
Moi qui me croyais voguant sur un océan…
Le convoi les suivait, tellement plus lent. J'avais rendez-vous avec mon éditrice. Je somnolais, bercé par le tendre roulis. Le Cévenol était obligé de réduire sa vitesse à cause de la vétusté des tunnels, des viaducs. Certains voyageurs s'en plaignaient, d'autres profitaient du paysage en sifflotant des airs du pays. Et il y avait ceux qui étaient pressés et pestaient, le nez collé à la vitre, contre l'absence de routes. Les gorges de l'Allier accompagnaient le train jusqu'à Langeac, ma destination.
Je découvrais la Haute-Loire, les yeux plein d'étoiles.
« C'est beau, n'est-ce pas ? »
Une vieille dame, assise en face de moi, et que je n'avais pas remarquée, tant j'étais fasciné par ce que je voyais, me souriait. Je me suis dit : « Espèce de goujat, si elle avait été jeune et rousse, avec des yeux émeraude, tu l'aurais calculée, hein ? Avoue ! »
« Pas sûr ! » me suis-je répondu.
« Vous n'êtes jamais venu par ici ? »
« C'est la première fois, et je ne le regrette pas. »
« Vous êtes en vacances ? »
« Non. C'est pour le boulot. »
« Et vous faites quoi dans la vie ? »
La sensation, parmi les plus stupides dont j'étais capable, qu'elle me draguait. Mais les sabots étaient bien trop gros. Cette pensée me fit honte, et la vieille dame lut, dans mon regard, que quelque chose n'allait pas.
« Mais je vous embête, sans doute, avec mes questions. »
« Non, non, pas du tout. Je suis écrivain. Je me rends à Langeac pour signer le contrat de mon premier roman. »
« Vous avez de la chance. C'est le plus beau des métiers. »
« Le plus casanier aussi. »
« Vous auriez préféré voyager, peut-être ? »
« Pas vraiment, mais la sédentarité, ce n'est pas bon pour la santé. »
« Ce que vous dites est sage. Mais, au moins, vous êtes en vacances tous les jours. »
« On peut également dire que je travaille, le week-end, pendant que les autres se reposent. »
« Oui, vous avez raison. Je crois que nous sommes arrivés. »
Le train avait ralenti. Je ne m'en étais pas aperçu. Il faut dire que la différence avec sa vitesse de croisière était imperceptible. Elle refusa que je l'aide à descendre sur le quai. Elle était encore vaillante pour son âge. En taisant son point de chute, elle avait bien caché son jeu. Je la croyais partie pour traverser le pays, du sud au nord, à bord du Cévenol.
« Au revoir, madame. »
« Au revoir, monsieur. »
Au moment où je m'y attendais le moins, elle prononça trois phrases.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. »
« Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. »
« Les premiers arrivés seraient les premiers servis. »
Le début de mon roman. Je me retournai. Elle avait disparu. Je suis sorti de la gare en courant. L'esplanade était vide. Je suis revenu sur le quai et j'ai apostrophé un homme assis sur un banc et qui regardait le Cévenol s'éloigner en direction de Clermont-Ferrand.
« Vous n'avez pas vu une vieille dame descendre du train ? »
« Non, monsieur ! Il n'y avait que vous. Ce n'est pas encore la pleine saison. »
J'ai eu envie de lui demander ce qu'il faisait là, les bras croisés, mais il pouvait mal le prendre et devenir agressif. Pas envie de me faire remarquer, à peine arrivé.
Je n'eus bientôt, en tête, que le lieu et l'heure du rendez-vous avec mon éditrice.
« Un bar, à cent mètres de la gare, juste avant le jardin public, au bord de l'Allier. Vous ne pouvez pas le rater, ce sont de vieux tonneaux qui servent de tables, en terrasse. »
« J’y serai, ne vous inquiétez pas ! Et si je me perds en route, je suis sûr qu’une âme charitable jouera le rôle du GPS. »
Elle avait gloussé. Etait-elle heureuse de rencontrer un jeune auteur en devenir ou mon humour avait-il fait mouche ?
Je me suis assez sottement dit qu’elle avait une voix de GPS.
*
J'ai tout de suite repéré les vieux tonneaux sur le trottoir, cernés de hauts tabourets de comptoir. Une rue en pente, peu fréquentée par les voitures. Mais j'avais une heure d'avance alors que le Cévenol avait une heure de retard. Amusant. Le chef de gare m'avait informé. C'était apparemment une mauvaise habitude, le plus souvent indépendante de la volonté du conducteur. Il y avait des animaux, vaches ou chèvres, qui traînaient sur la voie. Les jours de pluie, des glissements de terrain menaçaient, et il fallait encore réduire la vitesse de croisière.
Le brave homme avait fait son possible pour ne pas être l'avocat d'une cause perdue d'avance.
« Il arrive qu'il n'ait que dix minutes de retard, et alors là, le conducteur se fait applaudir. Je suis incapable de savoir si c'est pour se moquer ou parce qu'ils sont contents. »
« J'ai une troisième hypothèse. C'est de l'humour. Merci. »
« Oui, sûrement. Au revoir, monsieur ! »
« Au revoir ! »
Du haut de la rue, j'apercevais le jardin public et l'Allier qui le bordait. Il y avait des bancs libres, les autres étaient occupés par des amoureux qui se bécotaient. J'ai siffloté la chanson de Georges Brassens.
« Vous aimez Brassens ? »
Cette voix...
La vieille dame du train. Là, debout devant le banc où je comptais poser mes fesses en attendant l'heure du rendez-vous.
Elle avait surgi du néant telle une ombre après qu'un nuage a cessé de masquer le soleil. Je n'étais pas distrait au point de l'avoir zappée quand elle s'était approchée. Pas une seconde fois, non. Elle était tombée du ciel. Etait-ce un ange ?
Je me suis dit que lorsque le nuage reviendrait...
Il faisait un temps magnifique, les enfants jouaient et les chiens galopaient dans les allées, tenus ou pas en laisse. Quant aux amoureux, ils avaient d'autres chats à fouetter.
« Brassens ? Oui, comme tout le monde. »
J'avais hésité avant de répondre, puis buté sur deux ou trois syllabes. Elle s'en était amusée.
« Je vous impressionne, on dirait. »
Elle s'exprimait maintenant comme une aguicheuse. Pour une obscure raison, je me suis abstenu d'évoquer le hasard. Il n'y avait pas de honte à s'étonner de sa présence dans ce parc, si ? Me suivait-elle ? Etait-elle mon ange gardien ? Présentement pour me soutenir face à mon avenir qui se jouait sur un trait de plume.
« Je ne vous ai pas entendue venir. Vous vous déplacez comme un chat. »
J'ai pensé : « Et vous volez comme un ange. »
« Je tombe du ciel. »
Ce n'était pas la première fois qu'elle me donnait l'impression de lire dans mes pensées. N'avait-elle pas, tout à l'heure, récité les trois premières phrases de mon roman ?
Etait-ce sa façon de m'allumer ?
J'ai essayé de la rajeunir d'une trentaine d'années. Une idée folle m'avait visité. Elle avait les cheveux blancs et d'innombrables rides transformaient son visage en champ de bataille. Quelque chose d’étonnant – de détonnant – dans son apparence : elle était relativement grande et pas du tout voûtée. Ses doigts crochaient le vide comme si elle avait des rhumatismes déformants dont elle essayait de se débarrasser. Et son sourire... qui la rajeunissait étrangement, alors que les vieilles personnes ont tendance à grimacer.
« Vous avez vu, tous ces enfants qui font du toboggan ? Ils ont bien de la chance d'arriver entiers au bas de la piste. Les filles se contentent de regarder. Elles ne prendraient pas le risque d'avoir leurs jupes troussées par la glissade. »
J'avais eu le temps de capter, dans son regard, une étincelle de jeunesse. Elle me tournait le dos. Je n'avais pas remarqué - pas osé remarquer - comme son fessier était rebondi.
Je lâchai le prénom de mon éditrice, comme on libère un oiseau de sa cage.
« Sabrina ? »
La vieille dame sursauta.
« Vous m'avez fait peur. Sabrina, c'est un joli prénom. Mais ce n'est pas le mien, hélas. Moi, je m'appelle Germaine. Vous imaginez mon désarroi lorsque j'ai été en âge de comprendre que mes parents avaient bâclé mon dossier. C'est comme une ombre bossue que vous ne pouvez pas échanger. »
L'image était saisissante. Mais puisque la vieille dame n'était pas voûtée...
Son humour m'avait épaté.
L'envie de lui demander ce qu'elle faisait dans la vie, plus jeune, me brûla les lèvres. Elle avait le fessier d'une sportive, pas celui d'un rond-de-cuir. J'eus honte d'avoir lorgné le cul d'une mémé.
« Je crois que c'est l'heure. »
« Pardon ? »
« Votre rendez-vous. »
« Mais... »
Elle avait une nouvelle fois disparu, et j'ai compris que mon stress avait provoqué un mirage itératif. Cette vieille dame qui symbolisait, pourquoi pas, mon ange gardien, veillait sur moi depuis que j'avais envoyé mon manuscrit à cette éditrice à la suite d'une petite annonce parue dans Midi Libre. Mais pourquoi ne s'était-elle jamais manifestée auparavant ? Etait-ce réservé aux écrivains en herbe ? Les musiciens en avaient-ils un, jouant de la harpe, par exemple ?
Soudain, je me suis demandé pourquoi le mien était une vieille dame et pas une jeune femme rousse aux yeux émeraude. Mon idéal féminin. Fallait-il que je confirme mon talent par un roman publié pour mériter un ange sexué et bandant ?
Un ange. Le masculin du terme ne me gênait point. Il existe bien des licornes mâles. Je délirais complètement, et pendant ce temps, les aiguilles tournaient. Je suis arrivé devant le bar avec dix minutes de retard. Je me suis dit que le Cévenol était contagieux. Cette pensée me fit sourire et j'étais détendu au moment de pousser la porte.
*
Une femme délicieusement rousse était accoudée au comptoir, mais je savais Sabrina brune. Personne dans la salle. Le garçon draguait la jeune femme en astiquant des verres. C'était un bar à l'ancienne, en bois du sol au plafond. Un mélange de saloon et d'auberge française du XIXe siècle. L'odeur de tabac me manquait. Je n'avais jamais fumé mais l'âcre arôme des volutes flattait mes narines, même si rien n'était plus paradoxal. Plante-t-on un cyprès dans son jardin quand on est allergique ?
Je me suis assis à la table la plus proche de la porte, de façon à espionner la rue. Je n'étais point le seul à être en retard. Sabrina était sur place, elle n'avait aucune excuse. A son arrivée, ne pas lui montrer que je m'impatientais.
Le garçon vint prendre ma commande et la jeune femme descendit de son perchoir. Un réflexe car elle y remonta aussitôt. J'avais eu le temps d'intercepter son regard et le sourire qui l'illuminait. Je n'avais pas remarqué, en entrant, qu'elle était quillée sur un tabouret de comptoir. Je l'avais, tout simplement, crue grande. Je fus servi avec zèle, le café était bon.
Quelqu'un entra. La porte grinçait un peu. Une ombre me domina en passant dans mon dos. Un homme de haute taille et dont la dégaine chaloupée interpellait. Il s'installa à l'autre bout du comptoir, restant debout pour siroter son demi.
Sabrina avait maintenant vingt minutes de retard. Je ne risquais pas de l'applaudir quand elle entrerait en gare. La jeune femme rousse pivota brusquement dans ma direction en gloussant. Elle mit pied à terre.
« Ne soyez pas pressé, monsieur Breitner ! Je suis sûre que vous n'êtes pas à cheval sur la promptitude. Sinon vous auriez pris le Cévenol de 12 heures 33. Il vaut mieux arriver beaucoup en avance qu'un peu en retard, n'est-ce pas ? »
Elle s'était approchée de ma table, la main tendue. Je me levai et la lui serrai.
« Mais... Je vous croyais brune. »
« Et je suis rousse. Il y a un salon de coiffure, à deux pas. J'aime bien désorienter mes auteurs. Voulez-vous qu'on signe ici où doit-on aller dans mon bureau, de l'autre côté de la ville ? »
Le garçon nous observait sans trop comprendre notre manège, et l'homme de grande taille repartit comme il était venu. A peine avait-il franchi le seuil du bar qu'il disparut dans un tourbillon. Seule son ombre resta accrochée au trottoir, une dizaine de secondes, avant d'être emportée par un coup de vent. La porte claqua et je fis un bond de cabri sur ma chaise.
« Vous me semblez nerveux, monsieur Breitner. »
Elle avait ouvert une chemise bleue contenant moult feuillets gribouillés.
« Vous n'avez qu'à signer au bas de cette page. »
« Je suis sûr que je peux vous faire confiance. »
« Surtout n'en doutez pas ! J'ai lu et relu personnellement votre manuscrit, et votre compte est bon. »
Elle sembla fière de son trait d'humour. Je pris le stylo et paraphai le pacte.
Le garçon vint nous apporter deux ballons de Cognac.
« Je n'ai rien commandé. »
« Vous, non, mais mademoiselle Sabrina, oui. »
« C'est ma tournée ! Soyons fous ! » dit-elle en me regardant droit dans les yeux.
Nous discutâmes de tout et de rien jusqu'à ce qu'elle décide que c'était fini. Qu'il était temps de rentrer chacun chez soi.
« Vous prenez le Cévenol de 18 h 36 ? »
« Oui. Vous connaissez les horaires ? »
« Je le prends souvent. Il m'arrive de me déplacer, vous savez ? »
« Vous n'avez pas de véhicule ? »
« Si, mais il n'y a pas de route le long des gorges de l'Allier. Et, même s'il est lent, le train est plus pratique. Sinon, il faudrait un hélicoptère, mais c'est plus cher. »
Je m'attendis à ce qu'elle me tende la main mais elle se proposa pour me raccompagner à la gare et je n'ai pas osé refuser.
Je me suis dit qu'elle allait peut-être me tenir compagnie jusqu'à l'arrivée du Cévenol. Comme il était souvent en retard, elle ne prendrait pas ce risque, si ?
Pour une fois, il fut à l'heure. Sabrina applaudit le conducteur.
« Il faut toujours récompenser les bons élèves. »
Je grimpai à bord et elle me fit coucou de la main longtemps après que le train avait déserté la gare de Langeac. Encore un mirage. Elle était brune.
*
A l'entrée du premier tunnel, une main frôla mon épaule. Le contrôleur.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. Les premiers arrivés seraient les premiers servis. »
« Pardon ? »
« C'est de la part d'une vieille dame, dans la voiture de queue. Elle m'a dit que vous comprendriez. »
« Oui, en effet. Merci. »
Je me suis senti las au point d'avoir envie de dormir.
Je voguais sur une mer agitée, l'orage menaçait au-dessus de l'île où je me rendais, et il n'y avait pas de place pour tout le monde.
Je me suis réveillé juste avant d'accoster. Le quai de la gare était surchargé de vacanciers en partance pour le grand sud et ses plages de sable fin. Je me suis demandé si c’était bien nécessaire de descendre. Personne ne m’attendait à la maison et j’avais un urgent besoin de vacances, après ces six mois de pédalage, le nez dans le guidon, à escalader les chapitres les uns après les autres.
J’ai fait signe au contrôleur, histoire de régler le supplément.
Sur le quai désert, la vieille dame, décontenancée, regardait le train s’éloigner.
J’étais assis à côté d’un homme aux cheveux blancs.
« Vous partez dans le Midi ? »
« On ne peut rien vous cacher. »
Il haussa les épaules.
« Si vous n’aimez pas bavarder… »
« J’ai eu une journée éreintante, je suis très fatigué. » mentis-je.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. Les premiers arrivés seraient les premiers servis. C’est bien vous qui avez écrit ça, n’est-ce pas ? »
« Oui. »
« Je vous ai tout de suite reconnu. Vous êtes Franck Breitner. Je suis le père de Sabrina, votre éditrice. Enchanté. »
La fatigue me jouait des tours.
Moi qui me croyais voguant sur un océan…
Le convoi les suivait, tellement plus lent. J'avais rendez-vous avec mon éditrice. Je somnolais, bercé par le tendre roulis. Le Cévenol était obligé de réduire sa vitesse à cause de la vétusté des tunnels, des viaducs. Certains voyageurs s'en plaignaient, d'autres profitaient du paysage en sifflotant des airs du pays. Et il y avait ceux qui étaient pressés et pestaient, le nez collé à la vitre, contre l'absence de routes. Les gorges de l'Allier accompagnaient le train jusqu'à Langeac, ma destination.
Je découvrais la Haute-Loire, les yeux plein d'étoiles.
« C'est beau, n'est-ce pas ? »
Une vieille dame, assise en face de moi, et que je n'avais pas remarquée, tant j'étais fasciné par ce que je voyais, me souriait. Je me suis dit : « Espèce de goujat, si elle avait été jeune et rousse, avec des yeux émeraude, tu l'aurais calculée, hein ? Avoue ! »
« Pas sûr ! » me suis-je répondu.
« Vous n'êtes jamais venu par ici ? »
« C'est la première fois, et je ne le regrette pas. »
« Vous êtes en vacances ? »
« Non. C'est pour le boulot. »
« Et vous faites quoi dans la vie ? »
La sensation, parmi les plus stupides dont j'étais capable, qu'elle me draguait. Mais les sabots étaient bien trop gros. Cette pensée me fit honte, et la vieille dame lut, dans mon regard, que quelque chose n'allait pas.
« Mais je vous embête, sans doute, avec mes questions. »
« Non, non, pas du tout. Je suis écrivain. Je me rends à Langeac pour signer le contrat de mon premier roman. »
« Vous avez de la chance. C'est le plus beau des métiers. »
« Le plus casanier aussi. »
« Vous auriez préféré voyager, peut-être ? »
« Pas vraiment, mais la sédentarité, ce n'est pas bon pour la santé. »
« Ce que vous dites est sage. Mais, au moins, vous êtes en vacances tous les jours. »
« On peut également dire que je travaille, le week-end, pendant que les autres se reposent. »
« Oui, vous avez raison. Je crois que nous sommes arrivés. »
Le train avait ralenti. Je ne m'en étais pas aperçu. Il faut dire que la différence avec sa vitesse de croisière était imperceptible. Elle refusa que je l'aide à descendre sur le quai. Elle était encore vaillante pour son âge. En taisant son point de chute, elle avait bien caché son jeu. Je la croyais partie pour traverser le pays, du sud au nord, à bord du Cévenol.
« Au revoir, madame. »
« Au revoir, monsieur. »
Au moment où je m'y attendais le moins, elle prononça trois phrases.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. »
« Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. »
« Les premiers arrivés seraient les premiers servis. »
Le début de mon roman. Je me retournai. Elle avait disparu. Je suis sorti de la gare en courant. L'esplanade était vide. Je suis revenu sur le quai et j'ai apostrophé un homme assis sur un banc et qui regardait le Cévenol s'éloigner en direction de Clermont-Ferrand.
« Vous n'avez pas vu une vieille dame descendre du train ? »
« Non, monsieur ! Il n'y avait que vous. Ce n'est pas encore la pleine saison. »
J'ai eu envie de lui demander ce qu'il faisait là, les bras croisés, mais il pouvait mal le prendre et devenir agressif. Pas envie de me faire remarquer, à peine arrivé.
Je n'eus bientôt, en tête, que le lieu et l'heure du rendez-vous avec mon éditrice.
« Un bar, à cent mètres de la gare, juste avant le jardin public, au bord de l'Allier. Vous ne pouvez pas le rater, ce sont de vieux tonneaux qui servent de tables, en terrasse. »
« J’y serai, ne vous inquiétez pas ! Et si je me perds en route, je suis sûr qu’une âme charitable jouera le rôle du GPS. »
Elle avait gloussé. Etait-elle heureuse de rencontrer un jeune auteur en devenir ou mon humour avait-il fait mouche ?
Je me suis assez sottement dit qu’elle avait une voix de GPS.
*
J'ai tout de suite repéré les vieux tonneaux sur le trottoir, cernés de hauts tabourets de comptoir. Une rue en pente, peu fréquentée par les voitures. Mais j'avais une heure d'avance alors que le Cévenol avait une heure de retard. Amusant. Le chef de gare m'avait informé. C'était apparemment une mauvaise habitude, le plus souvent indépendante de la volonté du conducteur. Il y avait des animaux, vaches ou chèvres, qui traînaient sur la voie. Les jours de pluie, des glissements de terrain menaçaient, et il fallait encore réduire la vitesse de croisière.
Le brave homme avait fait son possible pour ne pas être l'avocat d'une cause perdue d'avance.
« Il arrive qu'il n'ait que dix minutes de retard, et alors là, le conducteur se fait applaudir. Je suis incapable de savoir si c'est pour se moquer ou parce qu'ils sont contents. »
« J'ai une troisième hypothèse. C'est de l'humour. Merci. »
« Oui, sûrement. Au revoir, monsieur ! »
« Au revoir ! »
Du haut de la rue, j'apercevais le jardin public et l'Allier qui le bordait. Il y avait des bancs libres, les autres étaient occupés par des amoureux qui se bécotaient. J'ai siffloté la chanson de Georges Brassens.
« Vous aimez Brassens ? »
Cette voix...
La vieille dame du train. Là, debout devant le banc où je comptais poser mes fesses en attendant l'heure du rendez-vous.
Elle avait surgi du néant telle une ombre après qu'un nuage a cessé de masquer le soleil. Je n'étais pas distrait au point de l'avoir zappée quand elle s'était approchée. Pas une seconde fois, non. Elle était tombée du ciel. Etait-ce un ange ?
Je me suis dit que lorsque le nuage reviendrait...
Il faisait un temps magnifique, les enfants jouaient et les chiens galopaient dans les allées, tenus ou pas en laisse. Quant aux amoureux, ils avaient d'autres chats à fouetter.
« Brassens ? Oui, comme tout le monde. »
J'avais hésité avant de répondre, puis buté sur deux ou trois syllabes. Elle s'en était amusée.
« Je vous impressionne, on dirait. »
Elle s'exprimait maintenant comme une aguicheuse. Pour une obscure raison, je me suis abstenu d'évoquer le hasard. Il n'y avait pas de honte à s'étonner de sa présence dans ce parc, si ? Me suivait-elle ? Etait-elle mon ange gardien ? Présentement pour me soutenir face à mon avenir qui se jouait sur un trait de plume.
« Je ne vous ai pas entendue venir. Vous vous déplacez comme un chat. »
J'ai pensé : « Et vous volez comme un ange. »
« Je tombe du ciel. »
Ce n'était pas la première fois qu'elle me donnait l'impression de lire dans mes pensées. N'avait-elle pas, tout à l'heure, récité les trois premières phrases de mon roman ?
Etait-ce sa façon de m'allumer ?
J'ai essayé de la rajeunir d'une trentaine d'années. Une idée folle m'avait visité. Elle avait les cheveux blancs et d'innombrables rides transformaient son visage en champ de bataille. Quelque chose d’étonnant – de détonnant – dans son apparence : elle était relativement grande et pas du tout voûtée. Ses doigts crochaient le vide comme si elle avait des rhumatismes déformants dont elle essayait de se débarrasser. Et son sourire... qui la rajeunissait étrangement, alors que les vieilles personnes ont tendance à grimacer.
« Vous avez vu, tous ces enfants qui font du toboggan ? Ils ont bien de la chance d'arriver entiers au bas de la piste. Les filles se contentent de regarder. Elles ne prendraient pas le risque d'avoir leurs jupes troussées par la glissade. »
J'avais eu le temps de capter, dans son regard, une étincelle de jeunesse. Elle me tournait le dos. Je n'avais pas remarqué - pas osé remarquer - comme son fessier était rebondi.
Je lâchai le prénom de mon éditrice, comme on libère un oiseau de sa cage.
« Sabrina ? »
La vieille dame sursauta.
« Vous m'avez fait peur. Sabrina, c'est un joli prénom. Mais ce n'est pas le mien, hélas. Moi, je m'appelle Germaine. Vous imaginez mon désarroi lorsque j'ai été en âge de comprendre que mes parents avaient bâclé mon dossier. C'est comme une ombre bossue que vous ne pouvez pas échanger. »
L'image était saisissante. Mais puisque la vieille dame n'était pas voûtée...
Son humour m'avait épaté.
L'envie de lui demander ce qu'elle faisait dans la vie, plus jeune, me brûla les lèvres. Elle avait le fessier d'une sportive, pas celui d'un rond-de-cuir. J'eus honte d'avoir lorgné le cul d'une mémé.
« Je crois que c'est l'heure. »
« Pardon ? »
« Votre rendez-vous. »
« Mais... »
Elle avait une nouvelle fois disparu, et j'ai compris que mon stress avait provoqué un mirage itératif. Cette vieille dame qui symbolisait, pourquoi pas, mon ange gardien, veillait sur moi depuis que j'avais envoyé mon manuscrit à cette éditrice à la suite d'une petite annonce parue dans Midi Libre. Mais pourquoi ne s'était-elle jamais manifestée auparavant ? Etait-ce réservé aux écrivains en herbe ? Les musiciens en avaient-ils un, jouant de la harpe, par exemple ?
Soudain, je me suis demandé pourquoi le mien était une vieille dame et pas une jeune femme rousse aux yeux émeraude. Mon idéal féminin. Fallait-il que je confirme mon talent par un roman publié pour mériter un ange sexué et bandant ?
Un ange. Le masculin du terme ne me gênait point. Il existe bien des licornes mâles. Je délirais complètement, et pendant ce temps, les aiguilles tournaient. Je suis arrivé devant le bar avec dix minutes de retard. Je me suis dit que le Cévenol était contagieux. Cette pensée me fit sourire et j'étais détendu au moment de pousser la porte.
*
Une femme délicieusement rousse était accoudée au comptoir, mais je savais Sabrina brune. Personne dans la salle. Le garçon draguait la jeune femme en astiquant des verres. C'était un bar à l'ancienne, en bois du sol au plafond. Un mélange de saloon et d'auberge française du XIXe siècle. L'odeur de tabac me manquait. Je n'avais jamais fumé mais l'âcre arôme des volutes flattait mes narines, même si rien n'était plus paradoxal. Plante-t-on un cyprès dans son jardin quand on est allergique ?
Je me suis assis à la table la plus proche de la porte, de façon à espionner la rue. Je n'étais point le seul à être en retard. Sabrina était sur place, elle n'avait aucune excuse. A son arrivée, ne pas lui montrer que je m'impatientais.
Le garçon vint prendre ma commande et la jeune femme descendit de son perchoir. Un réflexe car elle y remonta aussitôt. J'avais eu le temps d'intercepter son regard et le sourire qui l'illuminait. Je n'avais pas remarqué, en entrant, qu'elle était quillée sur un tabouret de comptoir. Je l'avais, tout simplement, crue grande. Je fus servi avec zèle, le café était bon.
Quelqu'un entra. La porte grinçait un peu. Une ombre me domina en passant dans mon dos. Un homme de haute taille et dont la dégaine chaloupée interpellait. Il s'installa à l'autre bout du comptoir, restant debout pour siroter son demi.
Sabrina avait maintenant vingt minutes de retard. Je ne risquais pas de l'applaudir quand elle entrerait en gare. La jeune femme rousse pivota brusquement dans ma direction en gloussant. Elle mit pied à terre.
« Ne soyez pas pressé, monsieur Breitner ! Je suis sûre que vous n'êtes pas à cheval sur la promptitude. Sinon vous auriez pris le Cévenol de 12 heures 33. Il vaut mieux arriver beaucoup en avance qu'un peu en retard, n'est-ce pas ? »
Elle s'était approchée de ma table, la main tendue. Je me levai et la lui serrai.
« Mais... Je vous croyais brune. »
« Et je suis rousse. Il y a un salon de coiffure, à deux pas. J'aime bien désorienter mes auteurs. Voulez-vous qu'on signe ici où doit-on aller dans mon bureau, de l'autre côté de la ville ? »
Le garçon nous observait sans trop comprendre notre manège, et l'homme de grande taille repartit comme il était venu. A peine avait-il franchi le seuil du bar qu'il disparut dans un tourbillon. Seule son ombre resta accrochée au trottoir, une dizaine de secondes, avant d'être emportée par un coup de vent. La porte claqua et je fis un bond de cabri sur ma chaise.
« Vous me semblez nerveux, monsieur Breitner. »
Elle avait ouvert une chemise bleue contenant moult feuillets gribouillés.
« Vous n'avez qu'à signer au bas de cette page. »
« Je suis sûr que je peux vous faire confiance. »
« Surtout n'en doutez pas ! J'ai lu et relu personnellement votre manuscrit, et votre compte est bon. »
Elle sembla fière de son trait d'humour. Je pris le stylo et paraphai le pacte.
Le garçon vint nous apporter deux ballons de Cognac.
« Je n'ai rien commandé. »
« Vous, non, mais mademoiselle Sabrina, oui. »
« C'est ma tournée ! Soyons fous ! » dit-elle en me regardant droit dans les yeux.
Nous discutâmes de tout et de rien jusqu'à ce qu'elle décide que c'était fini. Qu'il était temps de rentrer chacun chez soi.
« Vous prenez le Cévenol de 18 h 36 ? »
« Oui. Vous connaissez les horaires ? »
« Je le prends souvent. Il m'arrive de me déplacer, vous savez ? »
« Vous n'avez pas de véhicule ? »
« Si, mais il n'y a pas de route le long des gorges de l'Allier. Et, même s'il est lent, le train est plus pratique. Sinon, il faudrait un hélicoptère, mais c'est plus cher. »
Je m'attendis à ce qu'elle me tende la main mais elle se proposa pour me raccompagner à la gare et je n'ai pas osé refuser.
Je me suis dit qu'elle allait peut-être me tenir compagnie jusqu'à l'arrivée du Cévenol. Comme il était souvent en retard, elle ne prendrait pas ce risque, si ?
Pour une fois, il fut à l'heure. Sabrina applaudit le conducteur.
« Il faut toujours récompenser les bons élèves. »
Je grimpai à bord et elle me fit coucou de la main longtemps après que le train avait déserté la gare de Langeac. Encore un mirage. Elle était brune.
*
A l'entrée du premier tunnel, une main frôla mon épaule. Le contrôleur.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. Les premiers arrivés seraient les premiers servis. »
« Pardon ? »
« C'est de la part d'une vieille dame, dans la voiture de queue. Elle m'a dit que vous comprendriez. »
« Oui, en effet. Merci. »
Je me suis senti las au point d'avoir envie de dormir.
Je voguais sur une mer agitée, l'orage menaçait au-dessus de l'île où je me rendais, et il n'y avait pas de place pour tout le monde.
Je me suis réveillé juste avant d'accoster. Le quai de la gare était surchargé de vacanciers en partance pour le grand sud et ses plages de sable fin. Je me suis demandé si c’était bien nécessaire de descendre. Personne ne m’attendait à la maison et j’avais un urgent besoin de vacances, après ces six mois de pédalage, le nez dans le guidon, à escalader les chapitres les uns après les autres.
J’ai fait signe au contrôleur, histoire de régler le supplément.
Sur le quai désert, la vieille dame, décontenancée, regardait le train s’éloigner.
J’étais assis à côté d’un homme aux cheveux blancs.
« Vous partez dans le Midi ? »
« On ne peut rien vous cacher. »
Il haussa les épaules.
« Si vous n’aimez pas bavarder… »
« J’ai eu une journée éreintante, je suis très fatigué. » mentis-je.
« Les vagues se suicidaient contre la coque du navire. Le vent poussait les nuages sans leur permettre de faire la course. Les premiers arrivés seraient les premiers servis. C’est bien vous qui avez écrit ça, n’est-ce pas ? »
« Oui. »
« Je vous ai tout de suite reconnu. Vous êtes Franck Breitner. Je suis le père de Sabrina, votre éditrice. Enchanté. »
La fatigue me jouait des tours.
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