Le poison (Un conte de Néandertal, 8)

— Naviya était là et Mek n’était pas loin, j’ai fait au mieux pour ne pas les affoler. Mais j’ai bien vu cette marque sur le côté gauche du cou, un peu vers l’arrière. Ces toutes petites pointes enduites de poison qu’on utilise parfois pour chasser à la sarbacane, elles peuvent s’enfoncer juste assez pour tuer un homme et juste assez peu pour tomber une fois le mal fait. Mais l’homme a le temps de tituber un moment avant de s’écrouler. Ce qui veut dire qu’on ne trouvera pas de pointe là où Nost est tombé.
— Es-tu vraiment sûr d’avoir vu cette marque ?
— Oui, sûr et certain, je peux même te la montrer.
— Oui, j’aimerais bien. Ce n’est pas que je ne te fasse pas confiance, mais j’ai absolument besoin d’être intimement convaincu pour prendre une décision. C’est toute la tribu qui est concernée. Toi et moi pensons à la même chose et il faut que je réfléchisse à cette nouvelle situation que je n’aime pas plus que toi.

Dezul et Sassi se sont dirigés vers le corps de Nost et je n’ai plus pu entendre ce qu’ils se disaient. J’aurais préféreré n’avoir pas surpris leur conversation. Je n’aurais pas dû. Mais c’était tellement tentant d’être dans le secret…

— Nêran ?
— ?
— J’ai quelque chose à te dire. Quelque chose de grave, que je ne peux pas garder pour moi.
— Je t’écoute.
— J’ai entendu une conversation entre Dezul et Sassi…
— Et… ?
— Sassi a dit à Dezul que Nost n’était pas mort tout seul, que c’est une pointe de sarbacane qui l’avait envoyé dans le monde des réponses.
— Une pointe de sarbacane ? Empoisonnée ?
— Oui.
— Tu fais bien de m’en parler, mais pourquoi moi ?
— Je ne sais pas, tu es…
— Non, oublie ma question, peu importe. De toutes façons, Dezul ne tardera pas à nous parler des Têtes-rondes. Il ne peut pas ne pas le faire, l’avenir de la tribu en dépend.
— Mais pourquoi agissent-ils comme ça ? C’est interdit de tuer un homme… Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Si je le savais, Naviya…

Quand le soleil a eu disparu, Dezul nous a appelés un à un, pour nous réunir autour du feu principal. Nous étions maintenant tous assis en demi-cercle, prêts à l’écouter.

— La dernière fois que je vous ai rassemblés pour vous parler, c’est quand Nost avait vu deux Têtes-rondes. C’était un danger assez sérieux pour que je décide qu’on quitte notre grotte sans attendre. Aujourd’hui, Nost a rejoint ses ancêtres et j’ai toutes les raisons de penser que ce n’est pas un accident. Il a été tué. Nous ferons des rituels particuliers pour lui. Puis nous le mettrons en terre. Il reste à faire les rituels pour notre nouvelle caverne aussi mais comme Nost semble avoir été tué par un Tête-ronde, nous voilà de nouveau en danger. J’ai besoin d’un peu de temps pour prendre une décision.

Le lendemain, Dezul a fait les rituels pour Nost. Nous nous sommes alignés face au trou que nous avions tous creusé avec nos mains. Ça nous a pris du temps car la terre est dure ici. Dezul est passé devant chacun de nous. Il s’est fait une entaille au doigt avec une petite lame de silex et pour chacun de nous, il mélangeait une goutte de son sang à un peu de terre mouillée puis enduisait du mélange l’arête de notre nez. Puis il est allé vers le corps de Nost et a fait quelque chose que personne n’a pu voir. Nous le verrions peut-être au moment de l’enterrer. Il lui a adressé quelques paroles puis a demandé à deux hommes forts de le mettre en terre. Ensuite nous l’avons recouvert. C’était la première fois que je creusais et rebouchais un trou aussi grand à la main. Je crois que Dezul a voulu qu’on se souvienne longtemps de Nost. Il avait quelque chose d’étrange, Nost. Il a toujours été un peu à part dans la tribu. Quand il travaillait sur ses armes, rien ne pouvait l’en tirer, et le reste du temps il avait l’air plongé dans des pensées secrètes. Je n’ai pas vu ce que Dezul a fait sur son corps.
Quand le trou a été complètement rempli, nous nous sommes dispersés et j’ai cherché Nêran, en vain.

Soudain j’ai entendu comme tout le monde la voix de Vorden qui criait :

— Venez voir ! Venez voir, vite !!

Il revenait en courant du côté de la rivière.