L’eau - L’air - La terre (Un conte de Néandertal, 1)

L’eau. Elle finit si loin devant, là-bas, tout là-bas, où, suivant un long trait horizontal elle se marie avec le ciel. Personne ne s’est aventuré à approcher ce trait, et personne ne le doit. Les noces lointaines, dit Dezul, nous sont secrètes et doivent le rester. Elles donnent naissance à la fois à la nourriture qui vient de l’eau et à celle qui vient du ciel. Les poissons et les oiseaux nous sont un mystère. Comment les uns peuvent-ils vivre toute une vie dans l’eau alors que nous ne pouvons tenir la tête immergée que quelques instants ? Comment les autres peuvent-ils passer le plus clair de leur temps à voler alors que si nous sautons en l’air, nous ne pouvons que retomber par terre l’instant d’après ? La réponse à ces questions, selon Dezul, se trouve là-bas, à l’intouchable. Sans aucune certitude, il suppose que c’est aussi là-bas que réside la réponse au mystère de toute naissance, animale ou humaine.

Nous vivons à quelques dizaines d’enjambées des flots, à l’abri d’une grande grotte dont Dezul lui-même ne peut pas dire quand elle a été trouvée par nos ancêtres. Nous avons la chance d’avoir pu la garder jusqu’à maintenant mais il paraît que la terre peut se mettre en colère à tout moment. S’ouvrir sous les pieds des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants, et les engloutir. Moi et d’autres n’y croyons pas mais nous suivons quand même le conseil de Dezül parce que de toutes façons il nous semble bon : nous remercions une fois par jour la terre, le ciel et l’eau. Un jour, quand j’avais encore l’âge de jouer avec le sable sur la plage, Dezul m’a appelé.

— Nêran, tu dois savoir que tu as l’âge de remercier. La terre pourrait se mettre en colère du jour au lendemain et c’est un grand malheur qui nous arriverait. C’est pour cela que tant que nous le pouvons, nous devons dire merci. Et chacun d’entre nous doit le faire de la manière qui lui convient le mieux, et une seule fois par jour, c’est assez, pour la terre, le ciel et l’eau. Il est important que tu ne le fasses qu’une seule fois par jour. Si tu le faisais deux fois, tu serais tenté de le faire trois fois puis de passer ton temps à dire merci. Alors tu passerais à coté de ta vie. Une autre chose à propos du remerciement : ce peut être un geste, une action, un mot ou une phrase prononcés, c’est ton choix et rien ne t’oblige à le garder secret mais n’oublie pas qu’il est personnel et que personne n’aura le droit de t’en détourner, Nêran. Tu peux jouer avec le sable.

Depuis, je remercie. Dans ma reconnaissance de chaque jour il y a tout ce que je dois à l’invisible, à ce que je n’entends pas, ne pénètre pas, toutes les questions sans réponse qui me rendent curieux, qui me tiennent en haleine. Même si je ne crois pas que la terre peut se mettre en colère au point de s’ouvrir sous nos pas, je suis reconnaissant.

L’autre jour, en relevant le fils de ma compagne qui était tombé par terre, j’ai aperçu un bout de pierre dont la pointe affleurait presque le sol. Elle m’a intrigué, cette pierre, alors j’ai gratté autour jusqu’à pouvoir la sortir. C’était une pointe de flèche bien plus petite que celles que fabrique Jurt. Je l’ai contemplée sous tous ses angles, longtemps, puis je suis allé la lui montrer.

— Je n’aime pas ça, Nêran. Les Têtes-rondes ne sont pas loin, je n’aime pas ça, a dit Jurt.

Je m’en suis voulu de lui avoir montré la pointe de flèche mais le mal était fait. Je suis allé voir Dezul pour le lui raconter et lui demander ce qu’il en pensait.

— Je sais depuis trois lunes que les Têtes-rondes sont parmi nous. Et c’est pire que la colère de la terre.